Publiée la semaine dernière dans le Bildungsbericht, la carte résume la banqueroute du système scolaire luxembourgeois. Elle indique, commune par commune, le taux d’élèves « orientés » vers le lycée classique. Les inégalités sociales et territoriales sont obscènes. Alors que jusqu’à 75 pour cent des élèves habitant le Speckgürtel (Weiler-la-Tour, Reckange-sur-Messe, Niederanven ou Contern) atterrissent dans le classique, ce taux tombe en-dessous de la barre des vingt pour cent pour les jeunes de Differdange, Wiltz ou Larochette. Et encore, il s’agit là d’une moyenne communale : dans les quartiers défavorisés de ces villes ouvrières, l’accès au lycée classique n’entre plus dans l’horizon d’attente.
Dès 1978, l’étude « Matière grise perdue » (Magrip) avait montré que l’école luxembourgeoise remplissait impitoyablement sa fonction de machine à reproduction sociale et gaspillait le potentiel de générations entières. Dirigés par le professeur en psychologie Gaston Schaber, une équipe d’étudiants avait disséqué les contextes socio-économiques, les quotients intellectuels et les parcours scolaires de quelque 2 800 enfants. Les résultats firent l’effet d’un choc : À QI égal, l’enfant d’un diplômé universitaire avait six fois plus de chances de décrocher son bac qu’un enfant d’ouvriers. Une année après la publication de l’étude, la coalition sociale-libérale fit voter le tronc commun, repoussant le grand triage des enfants de trois années, les gardant unis jusqu’à l’âge de quinze ans dans une « école polyvalente ». Le Zeitgeist post-soixante-huitard, qui avait réuni le DP et le LSAP sur une base progressiste, rendait possible de telles expérimentations.
En avril 1979, quelques mois avant les élections, le projet de loi passa finalement la Chambre. Les débats parlementaires durèrent plusieurs journées. Le député-maire de Sanem, Roger Krier (LSAP), espérait « eng Emschichtung vun de soziale Strukturen am Lycée ». Aux yeux de cet ancien serrurier de l’Arbed, la fin du morcellement de la population scolaire allait favoriser une « mentalité démocratique et ouverte » capable de combler les fossés sociaux. Cité par quasiment tous les intervenants, le rapport Magrip avait changé les termes du débat. Personne ne nia que l’école publique était en besoin de réformes, et même le CSV restait relativement timide dans ses critiques quant au principe du tronc commun. Ce fut la transfuge socialiste, Astrid Lulling (qui siégeait alors dans l’éphémère fraction SdP), qui mena la charge, en fustigeant les « salonsozialistesch Soziologen » et autres « idéologues et dogmatiques » qui voudraient imposer un « équilibre de la misère », « eng sozialistesch Eintopfschoul ».
Le secrétaire d’État à l’Éducation, Guy Linster (LSAP), avait saisi dès 1977 que le « vrai enjeu » de toute réforme était l’attitude adoptée par ceux censés l’appliquer sur le terrain : « Les lycées vont-ils opter pour la coopération […] ou se cantonner dans un abstentionnisme prudent, voire boudeur ». Au sein du corps enseignant, le LSAP pouvait compter sur une partie des instituteurs comme alliés. Or, il se voyait confronté à une levée des boucliers des professeurs du classique (et de leur syndicat, l’Apess), qui estimaient leur prestige menacé. Surtout les enseignants de langues craignaient « un nivellement vers le bas », soupçonnant ainsi le gouvernement de cultiver une « attitude anti-latin ». (Plus de trente ans après, ce seront de nouveau les profs de langue qui mèneront la mutinerie contre une autre ministre socialiste – et latiniste de formation – Mady Delvaux.)
Un certain conservatisme teinté de nostalgie est inhérent à tout système scolaire. « Cette école que nous avons passée jusqu’ici ne peut pas avoir été si mauvaise », estimait ainsi Jacques Santer (CSV) en 1979. Le gouvernement social-libéral plia face à la fronde professorale, et proposa un compromis. Dans un premier temps, le tronc commun n’allait être lancé que dans quelques « établissements pilotes ». Le retour du CSV au gouvernement allait signer la fin des expériences égalitaires et le retour à l’orthodoxie. Mais en 1979, le secrétaire socialiste à l’Éducation croyait encore en la coexistence compétitive de deux systèmes scolaires parallèles, dont il promettait de faire « le bilan » au bout de huit ans.
C’est également la stratégie poursuivie par Claude Meisch depuis 2014. Le ministre libéral de l’Éducation a tiré les leçons des échecs réformistes de sa prédécesseure. Plutôt que de s’attaquer de front au système scolaire, il a choisi la tactique de l’encerclement, contournant les fortifications syndicales et la résurgence du nationalisme linguistique au lendemain du référendum de 2015. En établissant une demi-douzaine d’écoles publiques internationales, il a créé de nouvelles réalités sur le terrain. Au lieu d’une « escalope frites » pour tout le monde, le ministre promettait un menu diversifié. Ce « pacte scolaire » a créé deux systèmes parallèles. Peu à peu évincée par la nouvelle « offre », vers laquelle se dirigerait la « demande », l’école traditionnelle finirait par paraître inefficiente et obsolète. Tel semble être le calcul ministériel.
Presque douze pour cent des élèves du lycée classique sont désormais inscrits dans un programme international. La grande lacune du Bildungsbericht 2021 c’est qu’il n’a rien à dire sur cette nouvelle offre. Est-elle l’expression d’une promotion du Standort ou d’une politique visant à réduire les inégalités ? Accueille-t-elle surtout les enfants d’expats ou également les filles et fils d’ouvriers immigrés ? Le Bildungsbericht ne donne pas de réponses à ces questions. On y apprend seulement que douze pour cent de la population scolaire des écoles internationales sont luxembourgophones et treize pour cent lusophones, alors que 75 pour cent tombent sous la catégorie « autre langue ».
Ce nouveau continent reste donc une tache blanche. (Sa cartographie devrait se préciser bientôt : les premières études longitudinales vont démarrer en 2022.) Mais les implantations géographiques choisies (ou envisagées) font naître le doute qu’elles s’adressent prioritairement aux élèves les plus fragilisés : Junglinster, Clervaux, Mondorf-les-Bains, Mersch, Belair (lire page 7) : pas exactement des hotspots sociaux. Restent les écoles internationales à Differdange et Esch-sur-Alzette, dont les profils sociaux-économiques des élèves, assure-t-on au ministère, refléteraient ceux des communes qui l’hébergent. (L’établissement de nouvelles écoles internationales à Dudelange et Belval serait en discussion.) Fin septembre, le président de la Féduse-CGFP, Raoul Scholtes, présentait les écoles internationales comme expression de « l’individualisme excessif qui empoisonne la société ». Pour faire croire au caractère méritocratique de l’enseignement public traditionnel, le professeur au Iechternacher Kolléisch le comparait au service militaire obligatoire : « Do wou ee gemeinsam duerch de metaphoresche Bulli vum System gaangen ass, an sech dee selwechte Stoff huet missten erkämpfen, egal wat de Kontestand vun den Elteren ».
Or, on pourrait filer cette métaphore martiale, en ajoutant que les enfants d’ouvriers et/ou lusophones sont la chair à canon du système scolaire. Le troisième Bildungsbericht, présenté jeudi dernier, ne fait que confirmer et préciser ce que tout le monde savait déjà. Sous un vernis technocratique, le rapport cumule les données explosives. Or, faute d’étincelles, celles-ci restent finalement des pétards mouillés. C’est qu’il ne se trouve plus personne pour allumer la mèche et poser des revendications politiques. Au sein du corps enseignant, les voix progressistes se sont tues. Le repli corporatiste du SEW-OGBL, qui s’est aligné sur les positions de l’Apess, y est pour beaucoup. Chez les « forces vives » de la société civile, une certaine résignation défaitiste a pris le dessus. La présidente de l’Asti, Laura Zuccoli, avoue que « cela fait quelques années que l’éducation n’a pas été un de nos thèmes principaux, également par frustration ». (Un nouveau groupe de travail vient de se former à l’Asti ; il tente de définir des axes concrets.)
Les auteurs du Bildungsbericht constatent que 72 pour cent des élèves présentant un statut socio-économique (SSE) élevé sont orientés vers le classique, contre seulement seize pour cent des élèves à « SSE faible ». S’y ajoute les réticences dans certaines familles ouvrières qui « supposent souvent un risque plus élevé d’échec de leur enfant dans les filières supérieures que les familles de diplômé(e)s universitaires ». La sélection est d’abord sociale, mais elle est également linguistique : Seulement 16,5 pour cent des élèves ne parlant pas le luxembourgeois à la maison se retrouvent au classique, contre 41 pour cent pour les luxembourgophones. De manière éminemment vague, les auteurs notent : « Des reformes plus globales s’imposent manifestement ». (Le Bildungsbericht annonce pourtant également une bonne nouvelle : La tendance à la massification du « régime préparatoire », observable sur la dernière décennie, a été enrayée. Alors qu’en 2014 encore, 18 pour cent des enfants y étaient orientés, ce taux est descendu à douze pour cent.)
« Les parcours scolaires au Luxembourg sont (pré)déterminés très tôt », note le Bildungsbericht. Les retards se creusent dès les trois premières années du fondamental, et ils s’avèrent souvent impossibles à rattraper par la suite. Le nœud du problème, encore et toujours, c’est l’allemand comme langue d’alphabétisation et d’enseignement, une langue dont la quasi-totalité du vocabulaire doit être transmise par les enseignants, « puisque l’allemand n’est pas aussi souvent parlé au Luxembourg que le luxembourgeois et le français ». (Sauf pour les autochtones qui regardent la télé allemande.) En 1968, alors que débutait l’étude Magrip, la population scolaire était linguistiquement homogène : 84 pour cent des élèves étaient luxembourgophones, les enfants de nationalité portugaise ne représentant alors que 0,4, les enfants de parents italiens huit pour cent. En 2020, la part des élèves parlant le luxembourgeois comme langue principale à la maison n’était plus que de 34 pour cent dans le fondamental. (Il y a dix ans, ce taux s’élevait encore à 46 pour cent.)
Le Bildungsbericht ébranle la présupposition qui sous-tendait les politiques de la petite enfance, à savoir qu’un transfert direct allait s’opérer du luxembourgeois vers l’allemand. « Cette hypothèse […] ne se confirme pas », notent sèchement les auteurs. Ils en tirent la conclusion : « Une alternative consisterait à changer le processus d’alphabétisation en s’inspirant du modèle des écoles internationales, où les élèves peuvent opter pour une alphabétisation en allemand ou, par exemple, en français ». Ils touchent ainsi à un tabou, celui de l’unicité de l’école publique.
Or, ces recommandations, comme les autres qui sont éparpillées à travers les 244 pages du rapport, n’engagent que ceux qui les formulent. (Le rapport réunit les contributions de pas moins de 70 auteurs.) En 2015, la publication du premier Bildungsbericht avait fait naître l’espoir que, dorénavant, les discussions allaient s’objectiver et se baser sur les résultats scientifiques fournis par une technostructure d’experts en testing, reporting et monitoring pédagogiques. C’était oublier que la politique est une question de rapports de forces. Sans la mobilisation des parents des élèves discriminés, le système scolaire ne changera pas ou peu. Les partis politiques suivent leurs électeurs, c’est-à-dire la classe moyenne luxembourgeoise (dont l’enseignant est une sorte d’idéal-type). Or, celle-ci n’a aucun intérêt à réformer un système qui a été taillé sur sa mesure. Ce déphasage politique par rapport au pays réel a conduit à une situation où les élèves sont forcés de s’adapter au système scolaire, plutôt que l’inverse.