La photographie contemporaine et ce qu’elle doit aux techniques. À voir au Ratskeller

L’insaisissable saisi

Foto: Marianne Brausch
d'Lëtzebuerger Land vom 09.05.2025

Pourquoi les artistes photographes ne se limitent-ils pas à réaliser des portraits, des paysages, des ambiances d’intérieurs, pour ne nommer que quelques aspects classiques et aimés des amateurs ? Pourquoi repensent-ils la photographie, un travail aussi intellectuel que technique ? Après les éditions de 2021 et 2023, consacrées à la nature et à l’identité individuelle, l’European Month of Photography (EMoP) s’intitule cette année Rethinking Photography – Presence-Absence, Visible-Invisible. Ce troisième volet, poussé jusqu’à l’abstraction, est un manifeste des artistes photographes et multimédias, contre le « fake » dont les technologies et récemment l’intelligence artificielle nous inondent.

Internet notamment permet ces utilisations et usages, ainsi que leur grande circulation dans un monde du paraître et de la crédulité. Ils saturent les yeux et les cerveaux. Mais ce sont des images furtives aussi vite oubliées et disparues qu’apparues, mensongères et manipulatrice. À l’inverse, la première exposition que nous avons visitée au Ratskeller du Cercle Cité, témoigne des recherches artistiques et de l’engagement sociétal des artistes photographes. Nous commencerons avec le portrait de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986).

Borges était bibliothécaire à la bibliothèque nationale de Buenos-Aires, malgré sa cécité. Ce portrait, Blind Memory (The Eyes of the Tiger), retravaillé en photographie lenticulaire en 2012 par l’artiste Marco Godhino, d’après la prise de vue de Borges originale réalisée par Eduardo Comesaña en 1969, vaut pour les notions en sous-titre de la manifestation : Présence-Absence, Visible-Invisible. Il y a ce que l’on voit, le profil droit et le profil gauche de Borges et ce que le spectateur ne voit pas, bien qu’il voie sur le visage de face de Borges, le troisième œil. Sans lui attribuer, ainsi qu’aux photographes artistes et aux artistes plasticiens des qualité divinatoires, on parlera d’une sensibilité que l’on ne peut montrer de manière plus poétique que Marco Godhino.

Rethinking Photograpy – Presence-Absence, Visible-Invisible. À la limite de l’entre-deux identitaire, culturel et politique, c’est cela. Et ce que montre Paulo Simão (né à Santarem au Portugal en 1973), avec sa série de piédestaux sans statues. Une pratique que l’on a pu récemment constater dans la réalité avec la révision de l’action du « héros » occidental dont la « grandeur » s’est effacée devant ses actes considérés comme prédateurs des peuples exploités. En l’occurrence ici, en Amérique, Paulo Simão avec Erased (2021), a manipulé des images de la Bibliothèque du Congrès américain. Tout en gardant leur aspect classique – vue frontale, noir et blanc – Paulo Simão a non seulement ôté l’œuvre statuaire mais donne à la légende la valeur de la disparition (par exemple Erased Statue Of Liberty, Erased Abraham Lincoln Statue). Il crée ainsi des monuments à l’histoire et à la mémoire collective et questionne le travail politique des œuvres dans l’espace public. Même si ce mode opératoire de l’effacement renvoie à une des premières œuvres historiques de Robert Rauschenberg (1925-2008) Erased de Kooning Drawing 1953, connue comme étant à l’origine du travail de Paulo Simão, elle est peut-être moins pertinente dans le contexte de l’EMoP.

On peut regretter que des cartels et de courts textes explicatifs soient absents des murs du Cercle Cité. Le travail technique, artistique et de « résistance » est l’essence-même de l’exposition. On peut certes se doter d’un plan des salles, d’un court texte explicatif des travaux et des biographies des artistes. Mais le visiteur lambda – et sans doute le Cercle Cité sera-t-il visité par beaucoup entrés par hasard dans un lieu très fréquenté de la ville – ressortira sinon vite fait, du moins sans avoir été ni touché ni intéressé.

Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’ici, l’art ne parle qu’à ceux qui connaissent l’art. Mais la connaissance de la photographie contemporaine, comme de toutes les formes de l’art contemporain s’apprend en donnant les moyens de rentrer dans le sujet. C’est un apprentissage comme celui de toute autre forme de discipline.

On comprendrait mieux l’esthétique abstraite de Raisan Hammeed, artiste germano-irakien, né à Mossoul en 1991. Ses œuvres montrées au Ratskeller, sont un travail de mémoire, utilisant Google Streetview et un outil thermographique, qui montre, telle une pellicule photographique brûlée, Mossoul détruite par la guerre. Ses impressions pigmentaires sur textile de la série Embers of Narratives (2003-2025) procurent une impression physique de la destruction via la technicité photographique. Ne pas le savoir n’est pas seulement une lacune, mais empêche la compréhension de l’œuvre, laquelle s’apparente aux procédés de la guerre contemporaine à distance avec les drones.

C’est également le cas de la disparition-réapparition au moyen d’un procédé technique pour chercher à frapper notre conscience écologique que celui utilisé dans le travail du Belge Lucas Leffler. Bruxellois, né en 1993, ses plaques photographiques sont « révélées » via un bain argentique d’eaux polluées, Bleached Moment, (2025). L’amateur des débuts du procédé photographique sur plaques, aux sels d’argent, pourra vérifier le résultat assez proche entre les origines de la photographie et notre époque. Sauf qu’il y a un abîme entre les tâtonnements expérimentaux des débuts et l’approche entièrement maîtrisée de Lucas Leffer pour appuyer sa démonstration.

De la présence à l’absence et du visible à l’invisible, on terminera sur ce paradigme avec le travail du Luxembourgeois Yann Annicchiarico (Luxembourg, 1983). Dans Part of Berlin Nights (2023-2025), il nous montre la vie nocturne des insectes dans le ciel de Berlin, normalement invisible à l’œil nu, captée à l’aide d’un scanner. Une constellation d’étoiles vivantes « où l’acte de percevoir… est le vecteur d’une prise de conscience des limites de notre entendement. »  Cette citation est empruntée à Paul di Felice, curateur de Rethinking Photography, Presence-Absence, Visible-Invisible et grand ordonnateur de l’EMoP 2025.

Marianne Brausch
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