Dans le village de Vantoux, à proximité de Metz, une grande vague venue de la côte Ouest de l’Afrique a déferlé sur la galerie Nathan Chiche. Il s’agit de l’exposition 20 000 lieux sous les mers : le voyage de Barthélémy Toguo, titre en écho à l’œuvre de Jules Verne. Soit une façon de poser un pied marin au sein d’un lieu qui en est éloigné, en pleine campagne mosellane. Il existe toutefois une certaine affinité entre l’élément maritime et l’architecture d’urgence conçue par Prouvé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tous deux étant par nature provisoires, changeants, éphémères.
L’embarquement vers l’horizon se fait depuis le préau, lieu propice à accueillir une œuvre monumentale, spectaculaire et incontournable. L’installation Road to Exile (2016) tient sur une barque de fortune, cerclée au sol de plusieurs bouteilles vides, qui sont comme autant de bouées de verre sur lesquelles elle semble flotter. Chargée jusqu’à l’excès de ballots de tissus, au point d’en éclipser toute présence humaine, sa cargaison contraste avec l’étroitesse de l’embarcation. On y pressent la catastrophe en devenir, malgré les beaux coloris qu’offrent les wax. Cette disproportion, en plus du titre explicite de l’œuvre, dit bien évidemment le parcours d’hommes, femmes et enfants quittant tout pour espérer trouver un refuge et un peu de paix sur le continent européen. On peut dès lors voir chaque objet exposé au sein de ce lieu comme les vestiges échoués d’un naufrage : des pièces éparses dont il faudrait recoller les morceaux ou les relier. Les petits hublots de l’architecture Prouvé entretiennent l’illusion d’une immersion.
Le public pénètre ensuite dans l’immensité du bleu. Un bleu qui porte le nom de l’artiste depuis la fameuse commande reçue en 2017 par la RATP pour l’aménagement de la station Château Rouge à Paris, en plein cœur du quartier cosmopolite et populaire de la Goutte d’or. « Ce bleu a été créé pour moi par la Manufacture de Sèvres, pour l’œuvre Célébration, la grande céramique que j’ai réalisée en 2017. C’est un bleu très original, à la fois chaud et léger, dont les différents tons se dévoilent avec l’eau, la laque, l’huile de lin ou encore l’essence de térébenthine », détaille le plasticien. C’est aussi un bleu qui ne fait l’objet d’aucun copyright, contrairement à celui de Yves Klein, et qui est en outre dépourvu de plomb. Sur les murs de la station, Toguo donne forme à des figures composites et oniriques, mi humaines mi végétales, qui s’élèvent comme des plantes, tout en verticalité. Celles-ci hantent régulièrement son œuvre.
Une pluie de gouttes bleues déposées sur les baies vitrées de l’école nous conduit ensuite vers l’espace central de l’exposition. Là, reposent diverses pièces représentatives de la pluridisciplinarité de l’artiste – céramique, sculpture, peinture, gravure principalement. Autant d’artefacts qui viennent prolonger la métaphore maritime et tout recouvrir en chemin. Ainsi de ces porcelaines émaillées aux tons rose et bleu appartenant à la série Balade aquatique (2022), dont chaque exemplaire constitue une variante à partir d’une créature aquatique – poulpe, étoile de mer, poisson dont la nageoire évoque la feuille d’un arbre. Ces merveilles de la mer envahissent l’espace domestique et ses objets du quotidien (vase, saladier, etc.), anéantissant la dichotomie entre nature et culture, entre le dehors et le dedans. Ainsi tout conflue, circule, selon un principe de fluidité propre à l’élément aqueux. D’autres figures contribuent à cette immersion généralisée, telles ces sculptures imposantes de poissons – carpes et poissons-chat en bronze – qui dansent au sol autour d’une faïence réalisée à la manufacture de Sèvres. Sur cette amphore majestueuse, issue des Chroniques du vivant (2023) de l’artiste, on découvre des ornementations faisant communiquer le vivant. Nul principe de séparation ici, tout est interdépendant : une grappe de raisin, une tête humaine dont une liane sort de la bouche afin de relier et faire tenir l’ensemble. Un motif unificateur que l’artiste déploie dans la plupart des pièces exposées : au sein de ses acryliques, où des bras humains trouvent un prolongement dans les ramures fleuries d’un arbre (Say It Loud, 2023), comme au sein de ses jolies gravures où les rehauts à l’aquarelle manifestent pleinement ce principe de fluidité. « Les personnages deviennent des corps mutants végétaux qui se mettent à danser, déclare Barthélémy Toguo dans Art Press à l’occasion de l’exposition qui lui est consacré à la Bibliothèque nationale de France. C’est une chorégraphie avec des lianes qui bougent, des feuilles qui se touchent, des corps qui se prolongent. Les fleurs sont les indices de la célébration de la vie qui a lieu dans ces œuvres, (…) la présence de l’homme dans la nature, en harmonie. Il faut respecter et protéger la planète. Quand il n’y a plus de plantes, c’est la mort. » Plaidoyer en faveur d’une unification du vivant et du vivre ensemble, l’œuvre de Toguo s’étend dans un interstice culturel, à l’image de son parcours. Né en 1967 au Cameroun, il entame une formation artistique en Côte d’Ivoire ; il quitte provisoirement le continent africain pour intégrer les Beaux-Arts de Grenoble, où il étudie pendant quatre ans auprès de Ange Leccia et Jean-Luc Vilmouth, avant de rejoindre pour deux ans l’Académie de Düsseldorf.
Depuis, Toguo a fait bien du chemin et il a fondé au Cameroun Bandjoun Station, un lieu de formation et d’exposition inauguré en 2013 pour accueillir des artistes et chercheurs du monde entier. Mais, là encore, point de séparation ni de hiérarchie entre les échelles. Ce projet se concrétise, jour après jour, en étroite complicité avec la population locale. p