Le souffle blessé du monde

d'Lëtzebuerger Land vom 02.05.2025

Dès les premières œuvres, le visiteur est happé par un monde où les formes souffrent, ploient, s’abandonnent et résistent. Khorós, le titre en grec ancien nous plonge dans le chœur tragique, il n’est pas seulement une allusion poétique mais il représente l’architecture de l’exposition de Berlinde De Bruyckere au Bozar de Bruxelles (jusqu’au 31 août). Il s’agit d’un lieu de parole collective sans voix, ou presque, un étrange espace de lamentation incarnée.

L’artiste belge, qui est née en 1964 à Gand, s’impose depuis les années 1990 comme l’une des voix les plus remarquables de la sculpture contemporaine mondiale. Elle développe une œuvre franchement intense, qui est toujours traversée par la vulnérabilité, la mémoire du corps et la trace des blessures. Elle utilise de la cire, du bois, des textiles et des peaux animales qui deviennent, entre ses mains, les véhicules d’une mémoire forcément organique et curieusement collective. Elle puise dans les mythes, la peinture ancienne, la littérature, le cinéma et l’histoire chrétienne toute une matière symbolique qu’elle transfigure en langage plastique.

La première salle s’ouvre sur un animal suspendu, inerte, présenté sur un mur blanc : un Christ dégenré, un martyr sans nom, un exilé hors du langage. Il ne s’agit en vérité ni d’un animal, ni d’un symbole, mais davantage d’un corps-témoin. La sculpture convoque à la fois le sacrifice antique et les charniers les plus contemporains. Nous sommes face à la violence intrinsèque du monde, celle qui est silencieuse, mais massive, celle qui pénètre.

Au fil des salles, la lumière naturelle du bâtiment Art déco conçu par Victor Horta souligne et sublime les moindres veines des entités de cire, toutes les craquelures, les peaux, les tissus et leurs sutures bouleversantes. Ces matières sont la langue de Berlinde De Bruyckere. Un corps-monde spectaculaire et presque sacré fait de cuir, de draps, d’étoffes, de chairs, mais aussi de bois calcinés ou pourris et séchés – un monde abîmé et recomposé dans le langage spécifique à l’artiste, un univers toujours en transformation. Ce qui frappe, c’est la constante tension, celle qui se situe entre la brutalité la plus entière et la délicatesse la plus évanescente. Chaque œuvre pourrait nous répugner, mais tout reste suspendu dans une ambiguïté largement émotionnelle, entre une forme de compassion chrétienne et l’abject.

Chez Berlinde De Bruyckere, la matière n’est aucunement neutre mais un organisme à part entière. La cire, proche de la chair, se fissure ou suinte, elle capte la lumière comme une peau vivante qui transpire. Le bois porte en lui le souvenir de l’arbre, son odeur et tout le souffle qu’il a contenu. Les étoffes, usées et salies, deviennent autant de reliques. Les matériaux ont vécu, et c’est précisément cette mémoire des matières qui donne aux œuvres toute leur densité poétique et sacrale. Leurs textures racontent le temps, son usure ainsi que l’intimité du soin ou bien la froideur de l’abandon. Tout élément est choisi, pense-t-on face à ces colosses, pour la capacité à évoquer la présence et la survie, en somme le passage.

Une pièce centrale, monumentale, évoque un tronc d’arbre mutilé, presque calciné, complètement transpercé. Elle représente à la fois une croix, un totem ou toute la ruine du monde. L’écorce devient peau et la peau devient bois. Tout se métamorphose, l’artiste convoque souvent Ovide.

Dans toutes ces figures, la nudité n’est jamais décorative et jamais crue dans un sens trivial. Elle est plutôt exposée comme une faille, une brûlure, cet aveu de la mortalité. Les corps ici sont souvent liés, noués, parfois engoncés sur eux-mêmes comme pour se cacher d’un monde qui les nie. Ils évoquent autant les cadavres de guerre que les survivants silencieux des violences systémiques. Ce sont des présences-survivances qui nous hantent et qui nous impressionnent à la fois.

Les œuvres textiles, quant à elles, sont des peaux sans corps. Drapés rapiécés, chiffons troués, couvertures souillées : autant de reliques de vies absentes. L’humain s’est retiré, ne laissant que les traces de son passage, comme un négatif brûlé. Dans l’une des pièces les plus bouleversantes, une silhouette masculine regarde un corps de cire cruciforme, suspendu, presque spectral. Le spectateur devient alors miroir, participant du chœur silencieux que la mise en espace suggère avec subtilité.

Khorós n’est pas une rétrospective. Il s’agit d’une méditation polyphonique. Berlinde De Bruyckere y orchestre un dialogue entre ses œuvres et celles d’artistes tutélaires : Lucas Cranach l’Ancien, les films de Pier Paolo Pasolini, les poèmes de Rainer Maria Rilke ou de Patti Smith. Elle place l’art dans un espace de survivance et de résilience, un territoire où les blessures parlent ensemble. Les voix qu’elle convoque sont celles des corps empêchés, meurtris, reclus. Le silence devient alors une langue, une réponse à l’innommable.

Il y a dans cette exposition une forme de liturgie laïque, comme dans les œuvres scéniques de Romeo Castellucci. La disposition des œuvres et leur enchaînement, toute cette lenteur et le souffle profond imposés par leur présence évoquent une procession. Le musée devient une chapelle profane où les matériaux eux-mêmes portent une charge rituelle. Les corps exposés sont les figures d’un sacré incarné, charnel, qui ne s’appuie pas sur une théologie mais sur une expérience sensible du regard porté sur la fragilité humaine par l’artiste et par les visiteurs. L’art devient alors une prière silencieuse, une méditation, mais sans dogme, celui-ci s’adresse à ce qui reste quand tout s’effondre.

Cette dramaturgie n’est pas nouvelle dans son travail. Déjà en 2013, dans l’exposition Les Papesses à la Fondation Lambert à Avignon, Berlinde De Bruyckere affirmait une vision incarnée de la spiritualité et de la féminité. Elle y présentait des œuvres où la chair devenait le lieu d’une transcendance et où les cicatrices ouvraient sur une dimension autrement sacrée. En 2024, lors de la Biennale de Venise, elle investissait la chapelle Abbazia di San Giorgio Maggiore avec City of Refuge III (chanson de Nick Cave). Dans ce lieu sacré, elle poursuivait son œuvre sur le seuil entre la vie et la mort.

Khorós reprend et amplifie ces gestes. Le chœur tragique devient polyphonie de corps blessés, de silences partagés. L’exposition ne cherche ni à séduire ni à choquer : elle implante lentement, profondément, une forme de plainte dans la chair du spectateur. Ce n’est pas une esthétique du morbide, mais une éthique du sensible. Il ne s’agit pas d’un appel à l’émotion, mais d’une invitation à la présence, à une forme d’écoute intérieure de ce que les formes nous disent – ou refusent de dire.

À Bozar, le temps s’est complément dilaté dans et autour de Khorós. On veille dans chacune des salles, une veille en mouvement, mais en effet, on ne les traverse pas. Les œuvres imposent leur rythme lent, semblable au battement cardiaque faible mais constant. Le silence devient un complice actif de toute l’expérience de cette exposition – on peut dire que c’est une introspection d’un autre type. En silence, on regarde et avec l’artiste on peut sculpter l’espace, rythmer ses respirations et accompagner les œuvres dans un seul souffle. Et à la sortie, un silence de plein nous suit — pas de vide, chargé d’une impression d’un profond humanisme plastique.

Karolina Markiewicz
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