Sous l’égide de l’initiative Neistart Lëtzebuerg – Culture, le Théâtre du Centaure a passé commande d’un texte à l’auteure et dramaturge Nathalie Ronvaux. À l’été 2021, cette dernière finalise sa pièce Moi, je suis Rosa !, et en confie la création à la metteure en scène Aude-Laurence Biver. En un peu plus d’un an, un spectacle est imaginé, écrit, produit, créé. De ce processus éclair, l’équipe de Ronvaux/Biver sort un spectacle où tout fonctionne parfaitement. Et si, Biver n’aimerait pas qu’on le qualifie de « beau », et bien, c’est le cas, Moi, je suis Rosa ! est d’une grande beauté théâtrale, mais aussi, bien plus que cela…
L’artiste croate Sanja Ivekovic installe Lady Rosa of Luxembourg en 2001 à l’invitation du Casino du Luxembourg – Forum d’Art Contemporain, alors dirigé par l’inimitable Enrico Lunghi. Dans le cadre de l’exposition Luxembourg, les Luxembourgeois, consensus et passions bridées, Ivekovic s’inspire de la célèbre Gëlle Fra, et montre une statue similaire, à un détail près : cette femme-ci est enceinte. Face à l’iconique « femme en or », symbole parmi les symboles de l’histoire du Grand-Duché, la sculptrice attise une vive polémique. Entre l’hommage quelle constitue à Rosa Luxemburg, figure du féminisme, et les inscriptions sur son socle « la résistance, la justice, la liberté, l’indépendance », associées à « Kitsch, Kultur, Kapital, Kunst », ou encore « whore, bitch, madonna, virgin », l’œuvre de la Croate est vue comme provocatrice, et ne passe pas auprès d’une partie de la population. La presse comme le public s’emballent, et cette « Gëlle Fra bis » est qualifiée de honteuse, le Tageblatt titre « Intolérance, quand tu nous tiens », et « ROSA, GÉI, HEEM ! » est inscrit en lettre rouge à sa base… Le scandale enfle.
Pourtant, dix ans après, le MoMA l’expose dans l’exposition Sweet Violence, première rétrospective muséale aux États-Unis de l’artiste féministe et activiste qu’est Sanja Iveković. Et dix ans de plus encore, Nathalie Ronvaux s’empare de ce bout de l’histoire luxembourgeoise, pour en faire un texte de théâtre doux et sans animosité. Lady Rosa of Luxembourg est sûrement la plus grande déclaration publique des positions féministes d’Iveković. Sur ce pli, si Ronvaux contextualise, elle s’attarde surtout à mettre en mot la parole d’une femme, au-delà de la statue. En allant au-delà de la volonté de la sculptrice à l’époque, qui était – entres autres – de redonner aux femmes du pays leur position historique légitime, Ronvaux y parle plutôt de toutes les femmes. Ce qui s’imbrique ainsi dans le sous-texte traite des maltraitances, violences, discrédits, que les femmes ont subis, et peuvent subir encore aujourd’hui. Au premier degré on entend Rosa, devenu « personnage à part entière », profitant d’un moment d’audience pour se faire entendre, donner son point de vue sur toute cette histoire qu’elle aura vécu de l’intérieur. Enfermée dans la cave du Mudam, la voilà écoutée, enfin, tenant son histoire avec esprit, légèreté et beaucoup de recul. Car en effet, si Moi, je suis Rosa ! interroge la polémique – ou toutes les polémiques du genre –, jamais il ne s’agit de la raviver.
Rosa prend ainsi la parole, et nous la buvons, happé par un texte limpide et sensible, porté à la scène par une Céline Camara brillante performeuse, dans une mise en scène sobre et précise, ligne qui commence à sonner comme la signature « Biver ». Aussi, tout se lance très vite, Rosa aux portes de la salle, nous invite à rapidement la rejoindre en scène, pour éviter la ronde du gardien. Nous sommes dans le stock du Mudam, intégrés à l’ingénieuse scénographie d’Anouk Schiltz, là où attend paisiblement Rosa, instruite du langage grâce à un vieux dictionnaire oublié là. Dans ce seul en scène, la parole nous est adressée directement, on nous fait parfois lever la main pour répondre à l’une ou l’autre question, comme pour nous inviter à un dialogue. Néanmoins, c’est bien une sorte de plaidoyer que livre Camara sous son costume de Rosa. Dans une profonde réflexion sur la parole, les mots, entre deux cosmopolitan que rêve de boire « la » personnage, Ronvaux/Biver/Camara portent un discours qui adoucit la polémique d’antan, pour se concentrer sur la vision intime de la femme – ou la figure féminine même – logée au cœur de tout ce schmilblick…
De « monument honteux », vingt ans après, Rosa se révèle magnifique et drôle, pudique et engagée, et surtout « elle ». Moi, je suis Rosa, se fonde sur une histoire controversée mais amène tout autre chose : un récit sur ce que nous sommes, sur l’identité, la tolérance… Et si c’est un peu « trop » beau, un poil « trop » politiquement correct, quand le bouquet final s’amorce, la salle est plus que jamais attentive, les yeux sont écarquillés, au bord des larmes, l’attention est à son comble, Céline Camara fait monter l’émotion en verve, et lance in fine, « Moi, Je suis Rosa ! ». Ainsi, le titre résonne comme un slogan de lutte, comme pour garder le souvenir intact, et continuer à se battre pour un monde meilleur.