Conseil national des programmes

Un pays si libéral

d'Lëtzebuerger Land vom 14.03.2002

Faut-il dompter le pirate? L'enfermer, le surveiller, le raisonner? Dès l'après-guerre avec Radio Luxembourg et surtout dans les années soixante, quand la radio a changé de nom, RTL a fait intrusion sur le marché français monopolistique extrêmement contrôlé, bouclé par des médias publics qui étaient souvent considérés comme de purs instruments de propagande du gouvernement. En Allemagne, dès 1984, RTL plus commençait ce qui allait devenir une des plus grandes success stories de l'histoire de la télévision, s'imposant dans un paysage médiatique très sérieux avec un concept de télévision privée pour divertissement extrêmement agressif. 

«Nous sommes dans une situation atypique au Luxembourg, estima vendredi soir, le Premier ministre, Jean-Claude Juncker (PCS), nous étions les premiers en Europe à avoir un audiovisuel privé et avons certes contribué à faire tomber les monopoles publics et nous sommes aujourd'hui les derniers sans chaîne publique.» Pour tirer le bilan de la libéralisation des médias depuis la loi de 1991 et pour mieux voir définir son rôle et sa mission dans la loi réformée dont la Chambre des députés est en train de discuter dans de longues réunions de la Commission des médias, le Conseil national des programmes (CNP) avait organisé les 8 et 9 mars derniers un colloque sur La «médiamorphose»: l'état actuel et l'avenir du paysage audiovisuel luxembourgeois à Mondorf. Son chant du cygne en quelque sorte, car le gouvernement entend aussi réformer le statut des organes de contrôle et regrouper les compétences des différents instituts actuels dans une seule Autorité de régulation indépendante (Ari).

À Mondorf, Jean-Claude Juncker était on ne peut plus clair: il n'y aura pas de chaîne de télévision publique au Luxembourg, en tout cas, pas dans cette législature, pas sous l'actuel gouvernement PCS/PDL. Déception dans la salle de la part des lobbyistes pour une telle chaîne. «Je suis contre le financement d'une chaîne de télévision publique par le biais des impôts. En France et en Belgique, les gens paient une redevance pour leurs programmes de télévision…» Et d'ajouter qu'il faudra absolument éviter une mainmise politique, «RTL ne doit jamais devenir une télévision du gouvernement, ce serait encore pire que ce qu'on a aujourd'hui. Car je connais la télévision et je connais ce gouvernement!» Rires dans la salle. Car il est vrai que si on organise un colloque sur les médias électroniques au Luxembourg, ce sera forcément avant tout un colloque sur RTL.

Actuellement, RTL vend certaines missions de service public au gouvernent. Soit e.a. une demie-heure d'informations par jour, une demie-heure de culture et une demie-heure de sport par semaine, et ce moyennant les quelque cinq millions d'euros de redevance qu'RTL Group devrait payer pour ses concessions de fréquences terrestres luxembourgeoises auxquels le gouvernement s'est dit prêt à renoncer en échange de cet engagement pour le service public au Luxembourg. Le budget global de la chaîne est de 10,9 millions d'euros. 

Le directeur des programmes luxembourgeois, Alain Berwick, communiqua d'ailleurs la disposition de la chaîne à élargir l'offre de programmes de service public, donc éventuellement à contenus socio-culturels - si l'État était prêt à investir. «C'est pour cela que nous avons élargi notre grille avant notre prime-time et que nous avons laissé de la place après vingt heures,» expliqua-t-il samedi lors de la table-ronde nationale à Mondorf. Planet RTL, programme de divertissement pour jeunes s'il en est, a été financé par une rallonge accordée par ses actionnaires et le principal sponsor qu'est la Poste.

«Mais moi, je suis fier de dire que nous sommes une chaîne commerciale! affirma Jean-Claude Bintz, administrateur délégué d'Everyday Media et directeur de la chaîne par câble Tango TV. Et d'ailleurs je ne parle pas de 'citoyens' pour désigner nos téléspectateurs mais de 'consommateurs'». Tango TV table à cent pour cent sur la convergence entre techniques de diffusion et contenus et veut avant tout rentabiliser ses réseaux de téléphonie mobile en encourageant l'envoi de SMS par Tango TV. Dans ce sens, la chaîne faisait peut-être moins pression pour l'abolition du monopole de publicité télévisuelle de RTL que ses concurrentes comme Nordliicht TV ou Kueb TV. Le conseil de gouvernement a déjà décidé que ce monopole sera aboli à la rentrée. Parallèlement, le plafond de publicité de RTL pourrait être levé lui aussi, mais il faudrait que RTL en introduise la demande, ce qui n'a pas encore été fait.

Lors de la table-ronde internationale, Marc Conrad, ancien directeur des programmes de RTL Television, se rappela le déménagement obligé de RTL plus en Allemagne: «j'ai regretté devoir quitter un pays si libéral que le Luxembourg pour un pays avec autant d'organes de contrôle.» En Allemagne, chaque Land a sa propre Medienanstalt, assez tatillonnes sur le respect des règles et législations en vigueur. Au Luxembourg, le gouvernement était traditionnellement très libéral pour toutes les chaînes destinées à l'étranger, les conseils et commissions créés par la loi de 1991 restaient assez discrèts, si ce n'est le Conseil national des programmes, qui se démarqua surtout ces dernières années par une avalanche de blâmes et avis plus ou moins fondés ou compétents vis-à-vis de RTL.

Or, les gouvernements successifs avaient tout intérêt à toujours soigner la CLT, puis CLT-Ufa et maintenant RTL Group parce que ce dernier était prêt à produire des programmes de radio et de télévision à destination du public luxembourgeois en échange de ces si rares fréquences terrestres que le Grand-Duché n'utilisait pas et par le biais desquelles l'opérateur pouvait aller à la conquête des marchés avoisinants. Avec la multiplication des techniques de transmission - câble, satellite, numérique -, le Luxembourgeois a de moins en moins d'arguments pour encore tenir la multinationale à offrir ces programmes. L'actuel contrat de concession est encore valide jusqu'en 2010, à chaque annonce de mouvement dans l'actionnariat du groupe, le gouvernement craint un peu plus un désengagement de RTL Group au Luxembourg. D'où peut-être cette opposition formelle et catégorique à l'idée d'une chaîne publique.

«On ne peut pas parler de la télévision comme de la presse, constata José-Manuel Nobre-Correia, spécialiste des médias et professeur à l'ULB. Il y a, dans la télévision une dimension de l'image, du mouvement, elle est fille du cinéma et de la radio alors que la presse est fille du livre.» Mais aussi bien José-Manuel Nobre-Correia que Sabine Christiansen, journaliste-présentatrice d'une émission de débat politique sur la chaîne publique allemande ARD, s'engagèrent pour un service public fort qui prenne aussi en compte la dimension citoyenne d'une chaîne de télévision. «Il y a déjà aujourd'hui un problème de citoyenneté, constata José-Manuel Nobre-Correia. Avec la télévision par câble, les étrangers dans un pays ne voient plus la télévision du pays où ils habitent. Ainsi, les Portugais du Luxembourg regardent la RTP, qui est d'ailleurs, selon IP, la sixième chaîne du pays. Il est alors normal que la vie de la cité n'intéresse plus les gens parce qu'ils écoutent autre chose.» 

Émerge alors forcément la question de la qualité. Qui juge ce qui est de qualité? Avec quels instruments et selon quels critères? Le plus grand nombre? Pour Nik Jakob, fidèle soldat du groupe RTL (actuellement chez Enex) et animateur extrêmement tendancieux du grand débat international, la plus grande démocratie serait celle qui s'opèrerait par la télécommande. Tout le monde a regardé Tutti Frutti au début de RTL plus et Big Brother respectivement Loft Story ces dernières années? Cela veut forcément dire que ces émissions correspondaient à une demande du public. Et d'invoquer Bert Brecht: qui méprise le théâtre des petites gens méprise forcément les petites gens. 

Pour Jean-Claude Juncker, cette question de la qualité des programmes ne se poserait plus vraiment, «là encore, le Luxembourg est dans une situation atypique, nous avons toujours eu le choix. L'offre en programmes est tellement riche qu'on peut composer selon ses préférences.» Ce qui, pour lui, pourrait vouloir dire Der Alte, Christiansen, mais pas arte («il y a trop d'opéras sur arte»). Cette position libérale est d'autant plus intéressante qu'au Luxembourg, la télévision l'exaspère, qu'il passe une part importante des briefings hebdomadaires de la presse à médire RTL Tele Lëtzebuerg parce qu'ils se limiteraient au «tourisme d'incidents» ou parce que «dans le monde médiatique d'aujourd'hui, on n'arrive plus à expliquer les décisions politiques, on n'arrive plus à intéresser les gens aux problèmes complexes de demain». C'est ce qu'il désigne comme «Kürzeldemokratie». 

Or, si Sabine Christiansen put rappeler que les chaînes publiques sont toujours considérées par le public allemand comme les seuls opérateurs compétents et fiables en ce qui concerne l'information - alors que RTL serait la chaîne des faits divers et des choses pour le coeur et Sat 1 celle du football - Alain Berwick put annoncer le lendemain qu'au Luxembourg, il en va tout autrement, que les 3 500 personnes interrogées par ILReS sur la chaîne nationale étaient satisfaites jusqu'à 90 pour cent et que la télévision est restée extrêmement fédératrice, que 70 pour cent des personnes interrogées affirmaient forger leur opinion selon le JT quotidien. La survie de ce pouvoir fédérateur est un autre élément qui rend le PAL si atypique. 

Avec les informations comme moteur - élément de service public financé avec l'aide de l'État, il ne faut pas l'oublier - RTL reste dominant sur le marché de la publicité, aucun des nouveaux concurrents qui partageront le marché de la publicité avec eux dès septembre n'a cette vocation généraliste, tous essaient de se positionner sur des niches - la jeunesse, le local - et intéresseront donc avant tout de plus petits annonceurs.

Car si le danger d'une éventuelle mainmise politique hanta plusieurs fois les discussions, que les chaînes luxembourgeoises de télévision et de radio se vantent de leur grande indépendance, la question du pouvoir des annonceurs et des grands patrons des chaînes ne fut guère abordée. Pourtant, «partout dans le monde, les rapports de forces s'inversent, la plupart des développements audiovisuels sont le fruit d'initiatives privées. L'État et les organismes audiovisuels publics tentent de trouver une place dans un espace en profonde recomposition et en plein essor. En une courte décennie, l'audiovisuel avec les télévisions privées a basculé de la sphère publique à la sphère marchande,» notent Rémy Le Champion et Benoît Danard dans Télévision de pénurie, télévision d'abondance (La documentation française, 2000). 

«Les opérateurs ont des raisons économiques de contourner la réglementation,» nota Juan Botella, vice-président de la European Plattform of Regulatory Authorities, constat que Marc Conrad avait confirmé sans le savoir la veille, en affirmant qu'on pouvait sans problème trouver toutes sortes de ruses pour duper les actionnaires ou les organes de contrôles, «mais jamais le public». Or, Evelyne Lentzen, la présidente du CSA belge, sait affirmer que la régulation du marché est organisée au profit du public, pour que restent garanties les trois libertés fondamentales que sont celle d'expression, celle du choix des moyens et des sources d'informations et celle d'entreprendre. 

Pour éviter aussi que la multiplication des chaînes soit une simple reproduction du même format d'émission, celui qui marcherait le mieux à l'audimat, mais pour assurer un vrai pluralisme. La seule logique du marché fait par exemple qu'on a actuellement deux chaînes de télévision qui font exactement la même chose pour exactement le même public - Tango et Planet - et aucun pour les plus de soixante ans ou autres public-cibles.

 

 

 

 

josée hansen
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