Le combat pour les Reschtsëtz se mène au Brésil

Salut, les cousins !

Politiciens luxembourgeois au meeting électoral à Florianópolis, début avril
Photo: Cristiano Estrela
d'Lëtzebuerger Land du 25.08.2023

« Le succès du Luxembourg, c’est le succès du CSV ; parce que nous avons façonné une grande partie de l’histoire du pays. Voilà, maintenant j’ai fait campagne… », dit Isabel Wiseler-Lima, ce lundi soir dans un centre administratif, au cœur de Florianópolis. Une quarantaine de Brésilio-Luxembourgeois se sont déplacés pour écouter l’eurodéputée CSV et son époux Claude Wiseler disserter sur les « segredos dos sucessos do Luxemburgo ». Le mari fait le topo usuel sur le Standort : chemins courts, multilinguisme, stabilité politique. « Les élections les plus importantes pour nous se déroulent en octobre, sinon nous ne serions pas venus ici en vacances », plaisante son épouse. Drôles de « vacances ». Le couple Wiseler a aligné cinq meetings en quatre jours, visitant les États de Santa Catarina, Paraná et Sao Paolo. Chaque voix compte. Les Wiseler poussent la campagne jusque dans le petit bled bananier de Luis Alves. Le Brésil compterait 26 743 Luxembourgeois, à en croire le Registre national des personnes physiques. Lors de la conférence à Florianópolis, la consule honoraire Karen Francesca Schwinden prend la parole pour expliquer qu’au moment de voter, « nous devrions tenir compte des candidats qui se sont donné la peine de venir jusqu’ici ».

Frank Engel était passé peu avant. Pendant cinq jours, le chef du micro-parti Fokus a aligné les rencontres avec les officiels du Paraná et de Santa Catarina, les deux États du Sud brésilien qui concentrent le plus de néo-Luxembourgeois. Ses interlocuteurs, raconte Engel au Land, auraient surtout été intéressés par du concret, comme des partenariats économiques, sportifs ou universitaires. « Ils se demandent : Wat hu mir vun der Staatsbiergerschaft ? Wat heescht dat konkret ? » Dans son programme électoral, Fokus propose de réserver « deux ou trois » sièges à la Chambre aux Luxembourgeois de l’étranger. L’élection de ces députés (Engel parle désormais de quatre) devrait se faire sur une liste dédiée avec des candidatures individuelles. La logique ethnique du recouvrement ne lui pose-t-elle pas problème ? Il pourrait certes comprendre que devenir Luxembourgeois « parce que l’arrière-grand-père avait un berger luxembourgeois » puisse déranger, répond Engel. Mais ce serait oublier que les néo-Luxembourgeois ont dépensé beaucoup « d’effort et d’argent » pour reconstituer leur « particularité ».

La brèche a été ouverte par la loi sur la nationalité de 2008. Elle permit aux lointains descendants de « recouvrer » la nationalité, à condition de dégotter un(e) arrière-arrière-grand-père/mère qui avait été Luxembourgeois(e) en 1900. Au moment du vote, cette « disposition transitoire particulière », prévue pour une durée de dix ans, passa inaperçue. Ce fut Luc Frieden qui avait déposé la loi comme ministre de la Justice. « Autant que je me souvienne », relate-il cette semaine au Land, le recouvrement aurait répondu au souhait « fir och erëm Lëtzebuerger ze ginn » qu’auraient exprimé des Belges de la Province du Luxembourg, dont les ancêtres avaient été luxembourgeois. Le remède contre la douleur fantôme des « démembrements » a produit des effets secondaires inattendus. Dans le Tageblatt, le chercheur Denis Scuto a récemment pointé « l’ironie de l’histoire »: « Cette mesure à arrière-pensée romantique, voire ethnique, (…) a ouvert la porte à une seconde nationalité opportuniste, dite stratégique, une ‘Premium Citizenship’, à l’heure de la mondialisation et des grandes inégalités entre les continents. »

Avec désormais quelque 130 000 « Auslandsluxemburger », le « recouvrement 1900 » fait peser une hypothèque sur le processus électoral. (Pour rappel : la circonscription Centre n’a compté que 73 000 électeurs aux dernières législatives.) En 2018, le rush n’avait pas eu lieu. Au total, 1 078 votes par correspondance avaient alors atterri dans le Cercle Cité, bureau où, par défaut, votent les néo-Luxembourgeois qui n’ont jamais résidé au Grand-Duché. Mais ces bulletins incluaient également ceux d’anciens Stater : étudiants, expatriés ou nouveaux frontaliers. Les électeurs néo-luxembourgeois ne devaient donc pas dépasser quelques centaines, tout au plus.

Pour le scrutin de 2023, le délai d’inscription court jusqu’à mercredi prochain. Les Pirates estimaient que, cette fois-ci, entre 2 000 et 3 000 néo-Luxembourgeois pourraient participer. « Pas 10 000, mais pas quelques centaines non plus », dit le député Sven Clement. Une décision administrative vient de diviser par deux le nombre d’électeurs potentiels. Au-début du mois, les votants par correspondance à l’étranger ont reçu une lettre du ministère d’État les informant qu’ils devaient annexer à leur demande une copie simple de leur « carte d’identité ou passeport luxembourgeois ». Or seulement la moitié des néo-luxembourgeois Brésiliens disposent de ces documents. Ils pensaient pouvoir voter avec leurs papiers d’identité de la République fédérative du Brésil.

Sven Clement voit ses futurs sièges en danger. Face au Contacto, il fustige « une manœuvre politique pour empêcher les électeurs d’exercer leur droit constitutionnel de vote ». « Mir wëssen, wéi knapp Reschtsëtz ausfalen…», dit-il au Land. « Cela peut se décider à moins de 200 voix. Si deux à trois cents électeurs étaient exclus (et encore c’est une estimation très basse), une décision administrative aurait fini par influencer les élections. » Il dit avoir parlé à des concernés qui seraient prêts à « clarifier » la question devant les tribunaux. Il rappelle que la Ville de Luxembourg dispose déjà de la preuve de la citoyenneté, puisque c’est elle qui délivre les certificats de nationalité. Quant à la loi électorale, elle stipule simplement qu’un électeur domicilié à l’étranger doit présenter une copie de « sa carte d’identité ou de son passeport en cours de validité », sans préciser si ces pièces doivent être luxembourgeoises ou non.

Une semaine avant de s’envoler pour le Brésil, Claude Wiseler assistait au « Luxembourg Fest » à Belgium, Wisconsin, célèbre pour son « World’s Largest Träipen Eating Contest ». Sans surprise, il y a croisé Sven Clement, mais également son camarade de parti Michel Wolter. Pendant treize jours, le député-maire de Käerjeng organisait un voyage à travers le Midwest américain, qu’il documentait amplement sur Facebook sous le titre « Mich goes to America ». Une sorte de pèlerinage généalogique à la recherche des lointains cousins de New Ulm et de New Trier. « Hei leien bestëmmt esou vill Lëtzebuerger wéi um Kierfecht zu Käerjeng », médite « Mich », en parcourant un énième cimetière. Wolter est surtout fier d’être reconnu comme « brewery-mayor » dans certains patelins américains : « D’Bofferdings-Brauerei an hire Béier sinn eng Institutioun». Tant de camaraderie amène le politicien CSV à s’imaginer une communauté idéale : « Iwwer-
haapt war dat Lëtzebuerg, wat d’Lëtzebuerger aus Amerika verkierperen, méi lëtzebuergesch wéi Lëtzebuerg selwer. Oder esou. »

La diaspora au Brésil serait plus concentrée et mieux structurée que celle des États-Unis, estimait Claude Wiseler ce lundi à son arrivée à Florianópolis. Paradoxalement, cela est dû au fait que l’émigration vers le Brésil au XIXe siècle était un gigantesque fiasco. Quelques 2 500 Luxembourgois (soit 1,8 pour cent de la population) avaient tenté de gagner le Brésil en 1828. Les deux-tiers revenaient bredouilles, endettés jusqu’au cou et couverts de ridicule. Arnaqués par des agents de voyage, ces « Brasilienfahrer » n’étaient même pas parvenus à embarquer, se retrouvant coincés à Brême. Quelques rares heureux réussirent la traversée. Ce qui explique que les néo-Luxembourgeois du Brésil partagent souvent la même ascendance familiale ; des milliers de cousins lointains. Né en 1808 à Oberfeulen et mort à Rio Negro en 1877, Nicolas Bley compterait aujourd’hui 15 000 descendants, se racontent les Brésiliens luxembourgeois. En 1979, l’Urvater a eu droit à une monographie intitulée Genealogia da Família Bley, qui vient d’être réédité en 2023. Elle aurait « servi de base à l’acquisition de la nationalité luxembourgeoise par de nombreux descendants », note le journal Bem Paraná.

Créée en 2019, l’Association des citoyens luxembourgeois du Brésil (ACLux) est un hybride entre Rotary club, groupe de lobbying, plateforme politique et ambassade officieuse. La région où se concentrent les néo-Luxembourgeois est très blanche, très aisée et très à droite. Aux dernières élections, Jair Bolsonaro a engrangé 62 pour cent dans le Paraná et 69 pour cent à Santa Catarina. Regroupant principalement des avocats, médecins, architectes et fonctionnaires, ACLux est représentative de cette classe supérieure, pour laquelle un passeport européen est autant un signe de distinction qu’une assurance. L’association est bien connectée avec l’élite politique. L’Assemblée législative du Paraná compte ainsi deux députés de nationalité luxembourgeoise. À Brasilia, ACLux tente de convaincre le gouvernement fédéral d’ouvrir une ambassade au Grand-Duché, prenant appui sur le sénateur Esperidião Amin, un poids-lourd politique originaire de Santa Catarina.

Mais l’ACLux exerce également une pression sur le milieu politique luxembourgeois. Le 1er avril, l’association a eu son heure gloire. En pleine campagne des communales, elle réussit à faire venir à Florianópolis les représentants de cinq partis politiques pour un grand meeting électoral. Ceux-ci avaient longtemps hésité, proposant de passer par une conférence zoom. L’ACLux insista. Les partis se concertèrent entre eux, et finirent par suivre l’invitation. Ils étaient surtout poussés par la peur de se faire devancer par les Pirates. (Deux partis ne furent pas du voyage : Le DP par principe écologique, Déi Lénk par manque de moyens.) Une fois à Florianópolis, les invités luxembourgeois se sentaient rapidement limités au rôle de figurants dans un spectacle dominé par Sven Clement.

Le député pirate débarqua en terrain conquis. Ce fut sa troisième visite dans l’État de Santa Catarina. Il avait été le premier à découvrir ce gisement de voix et à l’intégrer dans sa stratégie électorale. En mars 2021, Clement déposa une proposition de loi pour prolonger jusqu’en 2030 la disposition du recouvrement. (Celle-ci a officiellement pris fin en 2018, mais les candidats auront jusqu’à fin 2025 pour compléter leur dossier et se présenter au Biergercenter.) Encensant les « héréditaires de la culture luxembourgeoise » et « le lien qui les unit avec la terre de leurs ancêtres, leur terre », la proposition de loi pirate prenait par endroits une coloration völkisch. Seuls les députés ADR se laissèrent convaincre par cette logique, y reconnaissant une application conséquente du « ius sanguinis ».

Sur leurs listes, les Pirates présentent l’ex-vice-présidente de l’ACLux, Roberta Züge. En amont du colloque d’avril, ce fut elle qui s’occupait des préparatifs au nom de l’association luxo-brésilienne : « Je parlais avec tous les partis et je m’occupais du groupe Facebook », raconte la lointaine descendante de Nicolas Bley (« l’arrière-arrière-grand-père de ma mère »), installée depuis trois ans au Grand-Duché. Il y a quelques mois encore, elle passait pour une arbitre neutre. À la mi-juillet, elle afficha les couleurs des Pirates. Le comité de l’ACLux aurait été « surpris », dit-elle : « Il y a des gens qui disent que ce n’est pas bien pour l’association ». Elle assure avoir démissionné du comité de l’association et ne plus participer aux réunions, même si elle figure toujours comme « directrice de la communication » sur le site web d’ACLux. Züge parle d’une « décision très difficile ». Elle y aurait réfléchi pendant deux semaines et se serait seulement décidée le jour précédant la présentation des listes. Züge se décrit comme « très au centre », elle ne serait « ni pro-Bolsonaro ni pro-Lula ». Elle voit dans les Pirates une organisation « jeune et ouverte », contrairement aux grands partis dans lesquels on ne pourrait « pas toucher aux questions ».

Le 8 octobre sera son 51e anniversaire. Si elle était élue à la Chambre, elle y ferait entrer d’autres expériences : « La plupart des députés sont nés ici. Ils ne connaissent pas vraiment les problèmes d’intégration, alors que ça, moi je les connais ». Züge se réfère à son propre parcours et à ses difficultés pour faire homologuer son diplôme de vétérinaire : « J’ai seulement eu mon autorisation après quinze mois. Je crois que c’était de la discrimination ». Au Brésil, Züge travaillait dans la filière laitière, s’occupant de la certification officielle et du contrôle sanitaire. Au Luxembourg, elle ne disposerait « pas de vrai réseau », même si elle aurait déjà établi des contacts avec Luxlait et Fair Mëllech. Depuis mars, les Pirates emploient également l’ancienne « social media manager » d’ACLux, Danielly Kaufmann. La Luxo-Brésilienne réalise actuellement un documentaire sur les deux députés pirates et leur staff : « But I never became a member of the party, I’m a contracted artist with this challenge of creating on demand », précise-t-elle. Un film à la gloire de Sven Clement ? « Non, elle a carte blanche », assure celui-ci.

Sur les quelque 18 000 néo-Luxembourgeois brésiliens en âge de voter, combien ont effectivement l’intention de voter ? Le fondateur de LuxCitizenship, Daniel Atz, qui offre des services administratifs et généalogiques aux candidats au recouvrement, vient de publier une « survey » sur la question. 634 Brésiliens luxembourgeois ont rempli le questionnaire, dont un quart environ dit vouloir voter. Or, l’enquête présente un fort biais statistique : Il a surtout circulé sur les réseaux sociaux, partagé et promu par les associations néo-luxembourgeoises. Or, il reste que, début avril, pas moins de 460 personnes s’étaient déplacées au « Teatro Governador Pedro Ivo » de Florianópolis pour écouter les exposés des politiciens luxembourgeois. Et ceci huit heures durant. Durant les interludes, des enfants en Dirndl et Lederhosen dansaient le Schuhplattler en honneur des invités luxembourgeois, stupéfaits par tant d’hybridation culturelle.

Bernard Thomas, Mayara Schmidt Vieira
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