Les quatre prétendants au poste de Premier ministre sont tous juristes. Tous étaient inscrits, pour des périodes plus ou moins longues, au Barreau. Paulette Lenert (LSAP) n’exerça que deux ans le métier d’avocate. Elle ne fit pas de contentieux, mais du « droit maritime et des domiciliations » chez Loesch & Wolter (devenu Linklaters). Au début des années 90, un tel début de carrière au cœur de l’offshore devait sembler une évidence pour une stagiaire spécialisée en droit des affaires. A posteriori, Lenert estime que ce n’était pas « son monde » et qu’elle ne s’y serait pas « vraiment sentie à l’aise ». Elle a rapidement pris le large pour la fonction publique. Sam Tanson (Déi Gréng) a travaillé dans l’étude d’Alain Rukavina ; au début sur des dossiers de liquidations, puis en droit commercial et en droit du travail : « Eigentlech net Finanzplaz-related », dit-elle. A-t-elle également défendu des salariés ou uniquement des employeurs ? « J’ai fait les deux », répond Tanson. Même si l’étude aurait surtout eu des sociétés comme clientes, elle aurait également pu traiter ses propres dossiers, parmi lesquels ceux de salariés. Luc Frieden (CSV) a commencé en 1989 chez Bonn & Schmit, une des premières études en droit des affaires à rentrer « dans le moule anglophone qui deviendra la norme par la suite », comme l’a noté l’historien Benoît Majerus. De retour de Londres, l’ex-ministre est entré chez Elvinger & Hoss, une citadelle de la notabilité locale.
Parmi les quatre Spëtzekandidaten, seul Xavier Bettel a fait du pénal (dans l’étude Kronshagen, puis dans celle de sa camarade de parti Claudia Monti). Ses visites fréquentes à Schrassig lui fournissaient le matériel pour interpeller son adversaire préféré, Luc Frieden. Le jeune député posait question parlementaire sur question parlementaire au « superministre » de la Justice et de la Police (qui jusqu’en 2006, cumulait en plus l’armée). « Ech sinn him fuerchtbar op d’Nerve gaangen », se rappela-t-il le mois dernier sur
wort.lu. Entre 2004 et 2013, Bettel l’opposant interpellait Frieden à des dizaines de reprises : sur l’incarcération de mineurs, sur les cas de tuberculose, sur le trafic de drogue, sur les détenus obligés de dormir par terre, sur les coupures d’eau en pleine canicule, sur l’incendie qui coûta la vie à un réfugié. Ses contacts au quotidien avec les détenus et les gardiens donnèrent une coloration humaine et émotionnelle à ces questions, contrastant avec les réponses technocratiques du ministre. En juin 2003, Bettel se retrouva ainsi coincé pendant trois quarts d’heure à Schrassig, pris au piège par un dysfonctionnement des portes. Interpellé, Frieden répond froidement qu’il ne pouvait être tenu responsable pour chaque « interrupteur défectueux et vis cassée ». Tout en fustigeant Frieden pour son approche répressive, Bettel plaida (et le DP plaide toujours) pour l’introduction de la comparution immédiate, cette justice rapide qui, en France, a transformé les pauvres en chair à prison. Le bettelisme reste empreint de polférisme.
Xavier Bettel est également capable de parler dans le registre sarkozyste ou macronien : « Il faut arrêter de faire passer l’idée aux gens que même s’ils ne font rien, ils seront aidés », expliqua-t-il en juin 2009 au Quotidien. Au dernier pot du nouvel An du DP, il ressortit l’image du « trampoline » qu’il faudrait offrir aux pauvres, plutôt qu’« eng Couche fir drop ze pennen ». En 2013, le DP « exigea » dans son programme électoral « une politique salariale modérée pour les années à venir » et proposait de « supprimer au moins une tranche indiciaire ». Dix ans plus tard, de telles positions patronales ont disparu du discours du DP. Ayant l’ambition de devenir le nouveau CSV, le parti a aligné son discours sur les préoccupations des « breet Mëttelschichten ». Il sait se montrer flexible, le clientélisme lui tient lieu d’idéologie. Cette capacité d’adaptation constitue un grand avantage. Le parti attrape-tout s’intéresse peu aux débats intellectuels, ses congrès sont des shows auxquels les délégués assistent en spectateurs muets.
Dans ce parti dominé par les chefs plutôt que par les programmes, Xavier Bettel, Claude Meisch et Corinne Cahen ont régné en maîtres entre 2013 et 2022 (tout comme le trio Thorn-Mart-Flesch entre 1974 et 1979). La nouvelle génération, alors quadra, s’était imposée face à la vieille garde proche du CSV. En 2013, ce revirement stratégique n’allait pas de soi. Dans Hinter den Kulissen eines Machtwechsels (2015), Christoph Bumb rappelle que le premier vote pour entamer des Sondéierungsgespréicher avec les Verts et le LSAP s’était avéré serré chez le DP : 24 voix pour, quinze contre. Mais à peine trois jours plus tard, l’eurodéputé Charles Goerens, qui lorgnait en direction du ministère des Affaires étrangères, se trouva complètement isolé avec sa position pro-CSV.
Le triumvirat de 2013 appartient désormais au passé. L’influence de Meisch s’est érodée (il a perdu 6 797 voix entre le dernier et l’avant-dernier scrutin). Quant à Cahen, elle s’est mise elle-même hors-jeu, abandonnant d’abord la présidence du parti, pour ensuite se faire broyer par le Stater DP. Or, la seule devise qui a cours chez Bettel, c’est la popularité. Au sein du parti, le centre de gravité s’est déplacé. Le nouveau noyau dur autour du Premier est aujourd’hui constitué par les trentenaires Lex Delles et Carole Hartmann, dont les profils politiques restent très flous. (Avec, dans le rôle du enforcer, le discret mais efficace soldat Marc Hansen : « Hie seet net, wat en ëmmer mécht ; mee wann d’Resultat bis do ass, da rifft e mir un », disait de lui Bettel.) La génération de libéraux qui s’était construite contre le CSV de Juncker et de Frieden se retrouve donc marginalisée. Alors que Meisch s’est fait les dents durant les affaires Srel et Livange-Wickrange, Bettel s’essaya, lui, dans l’affaire Bommeleeër. Mais lors du vote de défiance en juin 2013, son discours contre Frieden s’avéra bâclé ; ce sera le réquisitoire rigoureux de Félix Braz qui restera en mémoire. (La commission d’enquête sur le Srel, Bettel préféra la quitter sur la pointe des pieds, s’y faisant remplacer par Lydie Polfer.)
Quelques années avant les tumultes de 2013, deux éminences grises du DP avaient commencé à préparer la reconfiguration politique à venir. Le promoteur immobilier Lucien Emringer (Rives de Clausen) et l’homme d’affaires Norbert Becker (Arthur Andersen, EY, Atoz) organisaient des dîners, aussi informels que confidentiels, entre les dirigeants du DP et de Déi Gréng, afin de sonder d’éventuels points d’accord. Lors de ces repas de la « Pizza-Connection », révélés par Romain Meyer dans François Bausch – Der Ungeduldige (2018), Claude Meisch et Paul Helminger rêvaient même à voix haute d’une fusion bleue-verte : « Das Gedankenspiel zieht in die Richtung, die beiden Parteien aufzulösen und zusammen einen Neustart zu wagen. Die grüne Seite geht nicht auf dieses Szenario ein », écrit Meyer.
En 1974 et 1979, Lucien Emringer et Norbert Becker avaient déjà dirigé le groupe « Zack », en charge de la campagne électorale du DP. Ils focalisèrent entièrement la communication sur la personne de Gaston Thorn, faisant passer au second plan le programme. Emringer revendiquera plus tard une « campagne électorale très américanisée ». (Il s’était rendu à deux reprises aux États-Unis pour s’y inspirer des méthodes des démocrates et des républicains.) Avec son allure moderne et dynamique, le jeune avocat Thorn dépoussiérait l’image du DP, perçu jusque-là comme lobby étriqué du « Mëttelstand », c’est-à-dire des petits artisans et commerçants aux penchants « patriotiques ». Thorn positionnera explicitement le DP à gauche. En mai 1971, il tenait son grand discours programmatique : « Die Rechte ist das Establishment, die Linke ist die Kontestation, die Revolution. Wenn dies die Definition der Rechten und Linken ist, so soll auf diesem Kongress klar gesagt werden, dass wir eine Linkspartei sind. » Le qualificatif « gauche » est aujourd’hui proscrit du vocabulaire libéral. Il y a cinquante ans, il correspondait au Zeitgeist soixante-huitard. L’update du logiciel discursif permettra au DP d’atteindre les nouvelles classes moyennes salariées : les employés du tertiaire et autres cadres dynamiques. En juin 1974, Gaston Thorn est assermenté comme chef de gouvernement. Il est le premier Premier libéral depuis Victor Thorn, son lointain aïeul, en 1917. Les libéraux de droite n’avaient guère été enthousiasmés par le nouveau discours gauchisant ; ils s’inclinaient de mauvaise grâce. Le Premier devra peser de tout son poids pour leur faire avaler les projets de loi progressistes du socialiste Robert Krieps, comme l’abolition de la peine de mort.
Le 10 juin 1979, le Luxembourg est saisi par « une vague rétro », constata le Land, encore sous le choc. Les socialistes perdent trois sièges, alors que les libéraux en gagnent un. Pour la première fois, le DP dépasse le LSAP en nombre de mandats. « Da im Verlauf der Wahlkampagne der Eindruck aufkam, die DP sei besonders gefährdet, haben viele sozialistische Wähler mit großer Wahrscheinlichkeit diesmal nicht den Kreis geschwärzt, sondern zwischen der LSAP-Liste und der DP panaschiert », nota Mario Hirsch dans le Land. « Mir hu Reklamm fir den Thorn gemaach », relatera Robert Goebbels dans Méi Sozialismus de Renée Wagener (2013). L’épisode reste gravé dans la mémoire socialiste comme un cautionary tale.
Le CSV rafla six sièges supplémentaires. Ses bonzes savourent la Reconquista au Grand Hôtel Cravat. Mis en camisole, le JFK luxembourgeois « Gaston E. Thorn » doit entamer des négociations de coalition avec le patriarche Werner. « J’avais le sentiment que Gaston Thorn boudait », racontera Henri Grethen dans l’hagiographie qu’a dédiée Henri Roemer à l’ancien Premier en 2013. « Les négociations se tenaient au septième étage du Forum Royal. Il se retirait souvent dans son bureau du douzième étage. […] En cas de besoin il me revenait de faire la navette entre le septième et le douzième étage et de subir parfois sa mauvaise humeur. » Face au Républicain Lorrain, Gaston Thorn parla rétrospectivement d’un « mariage forcé » : « Tout le monde sait que personnellement je n’avais aucune envie d’y entrer ». Nommé ministre des Affaires étrangères, il prend la première sortie pour Bruxelles.
En 2023, le CSV s’affiche prêt à tous les compromis pour revenir au pouvoir. Le poste de Premier ministre ne serait pas « une précondition » a annoncé d’emblée son Spëtzekandidat Luc Frieden. Pour les députés-maires frustrés du CSV, un tel sacrifice est une des seules manières de garder ouvert le jeu politique, même si une coalition à deux paraît arithmétiquement improbable. La soirée du 8 octobre pourrait livrer une intéressante étude de cas en théorie des jeux. Frieden pourrait ainsi offrir le ministère d’État à Lenert et à Bettel, plongeant ceux-ci dans le dilemme du prisonnier. Trahir avant d’être trahi ; un des mécanismes par lesquels la majorité actuelle pourrait sauter. (Dans un tel scénario, ce serait Frieden qui devrait se consoler avec le ministère des Affaires étrangères, en attendant un poste de commissaire à Bruxelles.) Les deux derniers dimanches électoraux ont traumatisé le CSV. Le 20 octobre 2013, Juncker attendait en vain que son junior partner le rappelle. Le 14 octobre 2018, les pontes du parti décidèrent majoritairement de ne pas proposer le poste de Premier ministre à Bettel, avant de changer d’avis et de lui faire une offre qui restera sans réponse.
Aujourd’hui, les trois coalitionnaires cachent à peine qu’une deuxième reconduction reste leur option préférentielle. Au dernier congrès du DP, Bettel a ainsi réactivé le vieux Kulturkampf, caricaturant le CSV comme force de la réaction cléricale. Puis d’enchaîner : « Ech sinn och frou dass… [longue pause]… ech muss gutt oppasse, wéi ech dat lo formuléieren… Ech sinn houfreg an enger Partei grouss ginn ze sinn, wou een akzeptéiert gëtt, wéi een ass. » Dans Hinter den Kulissen eines Machtwechsels, Bumb évoque, sans s’y attarder, les « offene homophobe Anfeindungen » dont Xavier Bettel aurait fait l’objet de la part de « einzelne CSV-Politiker ». Ces remarques, écrit-il, auraient marqué durablement les libéraux.
La majorité actuelle constitue-t-elle un système de vases communicants, alimenté par un même pool d’électeurs ? En 2023, les voix des Verts migreront-elles vers le DP et le LSAP, comme ceux du DP et du LSAP avaient migré vers les Verts en 2018 ? Xavier Bettel, Paulette Lenert et Sam Tanson sont tous issus du même milieu social. Tous les trois se présentent comme gentiment « sociaux-libéraux » : écologistes sans être contraignants, sociaux mais très éloignés du milieu syndical. La nomination de Luc Frieden a boosté la cohésion de groupe. La coalition actuelle se donne des airs de réédition du Bloc des gauches. Dans son pavé Aus Liebe zur Freiheit – 150 Jahre Liberalismus in Luxemburg (1995), le journaliste Rob Roemen qualifiait de « cartel » cette alliance entre notables socialistes et libéraux du début du siècle dernier. Et de citer la Luxemburger Zeitung qui, dès 1905, notait que « die Notwendigkeit, einen gemeinsamen Feind abzuwehren, hat sie mit den Ellenbogen zusammengebracht ». Cimenté par l’anticléricalisme, le Bloc des gauches s’effondra au bout d’une dizaine d’années. Ce fut le début de l’hégémonie catholique. Elle durera presqu’un siècle.
L’histoire du libéralisme luxembourgeois était longtemps celle de deux sensibilités très distinctes. Dans l’entre-deux-guerres, les libéraux de droite et les libéraux gauche se querellaient et se scindaient. « Der linke Flügel hätte am liebsten den in den Wirren des Ersten Weltkrieges zusammengebrochenen Block mit den Sozialisten wieder aufleben lassen, die Rechtsliberalen bevorzugten eine rein kapitalistisch angelegte Annäherung an die Rechtspartei », résume Roemen. Cette tension, quoique moins exacerbée, traverse toujours le corps électoral du DP. Pour une large part du patronat, une coalition business friendly avec le CSV – et a fortiori avec le CSV de Luc Frieden – reste l’option préférentielle. En 1934, ce fut la droite qui l’emporta sur la gauche. La tradition radicale-libérale, celle des luttes scolaires et du mouvement républicain, se trouva marginalisée. Le journal et le parti libéraux furent placés sous la tutelle de l’Arbed. En avril 1937, les députés libéraux votèrent en faveur de la « loi pour la défense de l’ordre » (mieux connue comme « Maulkorbgesetz »), c’est-à-dire la loi plus
illibérale de l’histoire parlementaire. Aux yeux de Rob Roemen, ce fut le « péché mortel » et « l’erreur du siècle » du libéralisme luxembourgeois.