Le vent est-il en train de tourner outre-Atlantique pour les géants américains de la technologie, ceux que l’on appelle communément les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) ? Le ministère de la Justice (Department of Justice) a fait savoir cette semaine avoir ouvert une vaste enquête pour abus de position dominante qui « examinera les préoccupations exprimées par de nombreux consommateurs, entreprises et entrepreneurs dans les domaines de la recherche, des réseaux sociaux et de certains services de vente au détail en ligne ». Chacun des quatre groupes visés s’est taillé des parts de marché mondiales extraordinaires, profitant notamment de l’ubiquité et de la puissance des téléphones portables. « Sans la discipline d’une concurrence significative fondée sur le marché, les plateformes digitales peuvent agir d’une manière qui ne prend pas en compte les attentes des consommateurs », a indiqué le procureur-général adjoint Makan Delrahim, du département anti-trust du DOJ.
Habituellement, les autorités de la concurrence infligent des amendes qui reflètent, suivant de savants calculs, le surcoût que les infractions au droit de la concurrence ont entraîné pour les consommateurs. Dans le cas de l’amende de cinq milliards de dollars infligée ce mois-ci à Facebook pour sa gestion plus que négligente des données personnelles de ses utilisateurs – le scandale Cambridge Analytica –, on a bien vu que les pénalités financières ont désormais un impact limité sur ces groupes. Après cette annonce, la capitalisation boursière du groupe a bondi de six milliards de dollars. Même s’il ne s’agit pas directement ici d’abus de position dominante, il est clair que, dans la lecture des autorités américaines, c’est en grande partie de leur position monopolistique que découlent les malversations dont sont accusés les Gafa.
Intervenant après cet épisode et visant plusieurs groupes simultanément, la communication du DOJ suggère que le temps des sanctions financières, qui n’ont pratiquement plus de prise sur ces géants à la santé économique insolente, est révolu. Sans doute la décision de Facebook de vouloir lancer d’ici un an une monnaie, en coopération avec une vingtaine d’entreprises alliées, a-t-elle aussi joué un rôle dans la décision des procureurs fédéraux. Difficile en effet de ne pas y voir un pied-de-nez aux autorités : le Congrès a demandé à Facebook de surseoir à son projet en attendant qu’il réponde à ses questions.
Le caractère illisible et imprévisible de la politique poursuivie par l’administration Trump complique quelque peu l’interprétation du contexte politique national et international de la décision du DOJ. La politique commerciale de Donald Trump, pour qui tout semble se résumer à un jeu à somme nulle, l’a amené récemment à défendre Google comme groupe américain face aux poursuites dont il fait l’objet dans l’UE. D’un autre côté, malgré les menées populistes-nationalistes peu regardantes à l’égard de l’État de droit qu’impulse l’occupant de la Maison Blanche, il reste dans certains secteurs de l’administration, notamment au ministère de la Justice, des fonctionnaires de tous grades qui placent le respect de la Constitution au-dessus de la « loyauté » envers sa ligne qu’attend d’eux Donald Trump. De nombreux juges se sont opposés à ses décisions, contraignant l’administration à de longues et âpres batailles judiciaires pour mettre en œuvre ses politiques. Dans le cas d’Amazon, on connaît l’animosité de Donald Trump envers son patron Jeff Bezos, qui se polarise notamment sur le Washington Post, propriété de ce dernier et bête noire du premier.
Même si le réveil est tardif, il reste une chance de remettre sous contrôle citoyen ces groupes qui, de start-ups sympathiques et en plein essor il y a quinze ou vingt ans, se sont transformés en Léviathans peu scrupuleux, occupant de vastes pans de l’économie et de la conscience mondiales, rachetant systématiquement à coup de milliards de jeunes pousses innovantes. Sans doute la seule réponse efficace au pouvoir excessif de ces corporations est-elle de les démanteler et d’imposer à leurs activités dans les domaines de la publicité en ligne, de l’e-commerce ou des services web des limites strictes.