Dans un premier temps, Libra, la monnaie dont Facebook et ses partenaires de circonstance ont annoncé le lancement d’ici un an, a eu droit dans les médias à un traitement positif ou neutre. Sans doute tétanisés par la qualité des partenaires que Facebook a réussi à regrouper dans son consortium, avec la présence notamment de Visa et Mastercard, de nombreux commentateurs ont poliment pris acte de l’intention de Mark Zuckerberg de s’improviser chef de banque centrale.
Mais le vent semble être en train de tourner. Mardi, dans un article publié dans le Guardian, l’économiste Joseph Stiglitz a dit pis que pendre de ce projet. Mercredi, la presse américaine a rapporté que la Chambre des représentants a demandé à Facebook d’en suspendre le développement le temps qu’elle enquête à son sujet et évalue son impact potentiel.
Cette séquence est quelque peu surréaliste. Ainsi Facebook, une des entreprises les plus influentes au monde, a jugé bon s’arroger l’attribut souverain de l’émission monétaire sans même consulter les régulateurs. Que des startups lancent des cryptomonnaies en francs-tireurs, sans trop se soucier de l’avis des autorités, ne doit choquer personne : c’est le propre
des jeunes pousses dans ce secteur émergent. Mais que Mark Zuckerberg et ses alliés s’autorisent une telle initiative de défi sans s’assurer du soutien des législateurs américains est révélateur.
L’initiative de Facebook « en dit long sur ce qui ne va pas dans le capitalisme américain du 21ème siècle », assène Joseph Stiglitz. Le prix Nobel d’économie souligne le risque que Libra serve à frauder et que de son point de vue, il faudra soumettre la nouvelle devise aux mêmes règles de transparence que les traditionnelles – « mais alors ce ne sera pas une cryptodevise ». Stiglitz critique surtout l’idée que l’on puisse sérieusement envisager de laisser Facebook administrer une monnaie alors que son capital de confiance a été pulvérisé ces dernières années. « Les données des transactions en Libra pourraient être collectées, comme toutes les autres données qui entrent en possession de Facebook – renforçant sa puissance sur le marché et ses profits, et minant encore davantage notre sécurité et la protection des données privées. Facebook (ou Libra) pourraient promettre de ne pas le faire, mais qui les croiraient ? », écrit Stiglitz, avant de conclure : « À de nombreuses reprises, les dirigeants de Facebook, lorsqu’ils avaient à choisir entre l’argent et le respect de leurs promesses, ont choisi l’argent. Et rien ne pourrait être davantage lié à l’argent que créer une nouvelle devise. Il faudrait être fou pour confier son bien-être financier à Facebook. Mais peut-être est-ce bien de cela qu’il s’agit : avec autant de données personnelles sur ses 2,4 milliards d’utilisateurs actifs chaque mois, qui mieux que Facebook sait combien de pigeons naissent chaque minute ? »
Moins lyrique mais pas moins incisif, le Congrès américain a motivé sa demande que Facebook suspende le développement de son projet par le manque d’informations fournies par le consortium sur « le propos, les rôles, les usages potentiels et la sécurité de Libra et Calibra » (le wallet associé à Libra). « Si des produits et services comme ceux-ci sont réglementés de manière inadéquate et sans suffisamment de surveillance, ils pourraient représenter des risques systémiques mettant en danger la stabilité financières américaine et mondiale », s’inquiètent les législateurs, dans une lettre des dirigeants de la Commission des finances du Congrès à Mark Zuckerberg, Sheryl Sandberg et Davis Marcus, le CEO de Libra. Évoquant le scandale des données d’au moins cinquante millions d’utilisateurs transmis par Facebook à Cambridge Analytica, qui s’en était servi pour influencer le comportement des électeurs, ils soulignent que ces risques sont d’autant plus importants au vu de l’histoire mouvementée de Facebook, « qui n’a pas toujours su garder à l’abri les données de ses utilisateurs ». Ils annoncent des auditions sur la question, dont la première est prévue dès le 17 juillet.