Bande dessinée

Freud et Lacan face à la téléréalité

d'Lëtzebuerger Land vom 11.08.2023

Familles, je vous hais! a écrit André Gide, à la fin du 19e siècle, dans Les Nourritures terrestres. Si elle ne hait pas sa famille, Yasmina, 35 ans, a néanmoins beaucoup de mal à exister face à ses parents ultra-bourgeois et à sa fratrie faite exclusivement d’universitaires de renoms. Bilal est en train de finaliser sa deuxième – ou troisième, la jeune femme a perdu le compte – thèse, Wafa est conférencière à la Sorbonne et même Rym, désormais, donne des conférences à la Cinémathèque depuis que ses « articles sur l’évolution des critères de beauté dans le cinéma taïwanais ont beaucoup impressionné », explique la mère de famille qui s’apprête à aller voir une exposition sur l’arte povera.

Une famille de « têtes », d’érudits, d’intellectuels où malgré ses études et son travail de psychologue, Yasmina fait exception et passe pour le mouton noir, le maillon faible. Au point que, sur le mur familial des fiertés, elle n’apparaît qu’une seule fois, sur une photo de quand elle avait « réussi à escalader le mur des toilettes, à 9 ans ». Et quand sa sœur Rym, la plus normale de sa génération et le plus proche de Yasmina, essaye de la consoler en lui disant que c’est « la seule à avoir réussi à grimper le mur des toilettes », cette dernière précise : « J’suis la seule à avoir essayé !»

Le dialogue est vraiment difficile entre elle et les siens ; le fait qu’elle soit célibataire n’arrange pas les choses, le fait qu’elle soit passionnée par la téléréalité les complique clairement. Au point que quand Rym, à la fin d’un repas de famille, propose à ses parents de jouer à un « Tu préfères », sorte de tradition familiale où, en jeu, les participants doivent choisir entre la peste et le choléra, et leur demande « vous préférez que Yasmina vous annonce qu’elle va faire Les Anges de la téléréalité ou qu’elle parte en Afghanistan pour épouser un Moudjahidine » les deux géniteurs ont bien du mal à répondre.

Au-delà de sa passion pour ces programmes, Yasmina tient à comprendre pourquoi ces émissions ont autant de succès, d’où viennent « ces candidats aux physiques surréalistes », que cache « ce besoin de surexposer son intimité », mais aussi pourquoi « nous, on aime les regarder comme si on avait accès à quelque chose d’interdit » et surtout si la mauvaise réputation de la téléréalité ne « montre-t-elle pas à quel point on stigmatise (…) la culture populaire en général ? ».

Un intérêt qui pousse la psy à passer un casting pour un de ces programmes. Son âge et son profil – trop propre sur elle, ayant fait des études, etc… – la disqualifie en tant que candidate. Elle ne finira donc pas à l’écran, en revanche ses études de psychologie lui ouvriront les portes du backstage de ces émissions où elle sera embauchée en tant que « journaliste », autrement dit, elle va devoir passer des journées entières accroupie au sol – pour ne pas apparaître dans le champ des caméras – au plus près des candidats pour rédiger un script, heure par heure, sur leurs différentes activités, réactions et discussions. Elle sera également en charge des interviews des candidats face caméra.

Yasmina quitte donc Paris, son travail et ses patients pour Phuket. La voici sur le tournage des « Sudistes ». Elle va non seulement côtoyer les candidats, mais aussi mieux comprendre les coulisses. Elle va comprendre comment les producteurs profitent des candidats, mais aussi, ce qu’on imagine moins, comment les candidats profitent des producteurs et de l’émission. Parce que finalement, c’est bien un système win-win qui se met en place. Preuve, selon les autrices de l’album, que les candidats sont bien moins bêtes que ce certains croient, voire, selon elles, de ce les candidats eux-mêmes souhaitent nous faire croire.

Docu-fiction, cet Éloge de la surface, est un récit bluffant sur cette sous-culture qui a envahi les écrans de télévision du monde entier depuis bientôt un quart de siècle. Les deux autrices, toutes deux psychologues, ressemblent étrangement à leur personnage : Tilila Relmani est la cadette d’une famille d’érudits, tandis que Stella Lory, par ailleurs également sociologue et déjà autrice de l’album Les Rois du monde (Warum), est une autrice franco-égyptienne. Les deux se disent passionnées par la téléréalité et de culture populaire.

Les deux femmes ne cachent rien des aspects problématiques de ces programmes : des candidats « plutôt blancs, minces, hétérosexuels et valides », les manipulation des mises en situation dont le but est clairement de créer le clash, les injonctions plus ou moins directes pour faire de la chirurgie esthétique pour correspondre aux canons de beauté… Elles les mettent en perspective avec le fonctionnement de la télé qui a précédé le fameux Big Brother, mais aussi à celui de notre société, de ce que la plupart encense ou au contraire qu’on méprise, de la pub, du corps ultra-érotisé de la femme, du sens de l’art, du capitalisme ou encore de la définition plus ou moins acceptée de que ce signifie réussir sa vie.

L’ensemble est à la fois pertinent ; et même si on n’est pas certain de valider toutes les théories proposées par les autrices, on referme l’album en portant un regard différent sur la téléréalité et sur ceux qui la font. Le mystère demeure, en revanche, si ceux qui la regardent ! Qui plus est, au-delà de la réflexion sur la
téléréalité et sur tout un tas de sujets secondaires, cet Éloge de la Surface offre au lecteur un véritable plaisir de lecture. Le récit est plein d’humour et le dessin est assez varié, expressif et coloré pour contrebalancer l’aspect, peut-être, un peu trop bavard de l’album.

Le tout réuni fait que Stella Lory et Tilila Relmani offrent un agréable moment de lecture, qu’ils soient ou non fans de la téléréalité.

Éloge de la surface – Dans les profondeurs de la téléréalité, de Stella Lory et Tilila Relmani. Dargaud

Pablo Chimienti
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