Portraits, premier album du Grec Nikos Tsouknidas, est un coup de maître désavantagé par des choix malheureux de l’éditeur. Un album, malgré tout, au récit riche et au dessin éblouissant

L’immortalité sur plaques d’argent

d'Lëtzebuerger Land vom 28.07.2023

Il y a quelque chose de contradictoire dans ce Portraits. On parle de l’objet, non du récit. L’album est plutôt petit – 190 x 260 mm contre du 210 x 297 pour un album franco-belge « standard » – et il est souple, ce qui est habituellement un format prévu pour des rééditions pas chères ou des albums avec un faible potentiel. À l’opposé, la couverture, dont le dessin déborde tout autour de la tranche pour finir sur la quatrième de couverture, avec cette couleur pastel et ces grands espaces blanc, ces traits libres et ce décor entre mer et montagne, donne à espérer un album remarquable. Ouvrons donc l’album et espérons que le public ne passe pas outre.

Portraits débute en juin 1838, dans « le tout récent Royaume de Grèce ». Le pays a depuis peu recouvré son indépendance de l’Empire Ottoman après quatre siècles de domination turque. Il a tenté une première République hellénique avant que, en 1832, le traité de Londres n’en fasse une monarchie avec à sa tête Othon de Bavière. Une situation politique à peine évoquée dans le récit de Nikos Tsouknidas, mais discrètement présente dans quelques commentaires et surtout, visiblement, dans les pensées des personnages. Une situation et à la source d’un grand esprit de liberté.

C’est à ce moment-là, sous un soleil de plomb, que Louis Daguerre débarque sur une petite île de la mer Égée. Un an plus tôt, celui que l’histoire a retenu comme étant un des pères de la photographie, venait d’inventer un procédé photographique qui produit une image sans négatif sur une surface d’argent polie, invention qui porte son nom. L’Histoire, avec un grand H, a retenu que Daguerre présentera son invention pendant l’été 1839 au savant et politicien François Arago qui l’annoncera officiellement à l’Académie des sciences de Paris.

Entre 1837 et 1839, il y a donc un gap de quelques mois dans lequel s’est engouffré Tsouknidas pour y installer son récit fictionnel. Chez Tsouknidas, Daguerre ne sait trop comment réagir face à son invention. Pour l’heure personne n’est au courant de sa trouvaille. Doit-il la rendre accessible à tout un chacun ou au contraire, la garder secrète ? Pour trouver une réponse à cette question, il rend visite à son ancien condisciple Taki. Celui-ci avait quitté Paris et sa carrière académique pour rentrer « dans cette nation toute neuve ». « Lorsque je suis parti d’ici au péril de ma vie, en perdant tout ce que j’avais, j’ai cru ne jamais pouvoir revenir. Débuter une nouvelle vie dans un pays qui fut jadis le mien, mais avec un esprit nouveau, sous d’autres lois et avec une perspective différente, c’est un cadeau », explique ce sage dont la demeure se trouve tout en haut d’une colline telle celle d’un anachorète. Daguerre lui fait confiance, au point de lui laisser son invention, pour qu’il puisse discrètement l’essayer, la comprendre et ainsi le conseiller au mieux.

Voilà pour le cadre, le contexte. Mais l’histoire est ailleurs. Car malgré la promesse faite à son ami français, Taki va s’empresser de faire essayer cette invention à son disciple, l’aussi génial que fantasque Marko Gavras, dont la passion première est de réparer et constamment améliorer sa bicyclette. Une île qu’il aime, où il a grandi, où il a toujours vécu, mais « où il n’y a rien » apprend-on en lisant l’album. Un lieu qu’il devra donc quitter bientôt s’il veut poursuivre ses études. Les dossiers d’acceptation des universités s’empilent chez lui, mais le jeune homme n’est pas certain de vouloir quitter ses racines. Marko, une fois le daguerréotype en main, va s’empresser d’immortaliser son île sur des plaques argent ; ses décors, ses falaises, sa faune, sa flore, ses habitations, ses habitants, ses traditions… Inconscient, à cet instant, que l’immortaliser l’aidera à faire ses choix d’avenir.

Le récit de Nikos Tsouknidas est riche en thématiques. En plus de son récit premier et de son contexte, il offre de nombreux sous-textes : la confiance, la famille, l’amitié, les racines et le déracinement, la place (le peu de place devrait-on dire) des femmes dans la société, les progrès techniques… C’est riche, jamais lassant, jamais pédant toujours et amené avec finesse et pertinence tout au long de ces 120 pages qu’on tourne avec une véritable délectation. D’autant plus que le dessin est flamboyant avec ces traits fins et expressifs, ces couleurs pastel qui laissent une grande place au blanc représentatif de ces îles grecques, mais aussi de la trop grande lumière présente dans ces lieux. Il faut aussi relever cette mise en page ultradynamique avec ces cases de toutes les tailles et toutes les formes qui se laissent déborder constamment par les phylactères, mais aussi les couleurs, les personnages, les décors… sans pour autant que la lecture soit complexe. Une explosion du cadre donc, des conventions du neuvième art surtout, qui fait un bien fou !

Pour un premier album, ce Portraits est un coup de maître. De grand maître. Mais toute cette beauté, ce génie, rend encore plus incompréhensible le choix d’éditer cet album dans ce format, petit et souple. Non seulement il est, ici, parfois difficile de déchiffrer certains textes – et tout particulièrement certaines didascalies–, mais surtout ce récit et ces dessins auraient mérité un album de taille normale, voire une édition de tête, pour laisser ces dessins et ces personnages s’exprimer pleinement.

Portraits, de Nikos Tsouknidas. Dargaud

Pablo Chimienti
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