Chroniques de l’urgence

Chemin de crête

d'Lëtzebuerger Land du 24.04.2020

Après avoir suivi, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une route en apparence toute tracée, jalonnée de flèches promettant des gains infinis de progrès et de bien-être, l’humanité se retrouve aujourd’hui brutalement propulsée sur un chemin de crête baigné de brouillard, bordé de précipices et fouetté par des vents violents. Qu’y a-t-il sur les versants entourant ce périlleux sentier de montagne ? D’un côté le rassurant retour à la normalité, de l’autre l’inconnu où poindraient tous les dangers ? D’un côté la plaine du sauvetage à tout prix et de la rapide réactivation de l’économie, de l’autre le terrain accidenté et menaçant des trajectoires s’inspirant d’un souci de survie collective ?

La métaphore du chemin de crête semble particulièrement adéquate pour capturer les enjeux du moment. Le monde semble, pour la première fois depuis des décennies, sur le point de basculer, mais bien malin celui capable de prédire sur quel versant se poursuivra l’aventure humaine.

« The future has been cancelled. That’s ok. It was a really a bad future. Now let’s come up with a different future », a tweeté fin mars l’anthropologue britannique David Graeber, une formule qui s’appuie sur la notion d’« annulation de l’avenir » élaborée il y a quelques années par le philosophe et militant italien Franco Berardi. Quand bien même il serait tentant d’opter pour le versant perçu comme sûr, celui du status quo carboné, il importe de reconnaître que, début 2020, nos perspectives d’avenir n’avaient rien de désirable.

David Wallace-Wells, qui a magistralement dressé l’an dernier dans The Uninhabitable Earth le sombre tableau des risques liés aux menaces concomitantes de la crise climatique, de l’érosion de biodiversité et des inégalités, les a résumées comme suit : «C’est pire, bien pire que ce que vous imaginez ».

Depuis la crête vertigineuse sur laquelle nous a précipités le Covid-19, nous entrapercevons, sur l’autre versant, celui de la science, de la survie et de l’entraide, des éclaircies qui répondent simultanément aux urgences sanitaires et climatiques. Mieux que les climatologues, mieux que les jeunes manifestants des Fridays for Future, dont les cris d’alarme sont restés pratiquement sans effet, le nouveau coronavirus nous intime que nous, les humains, avons sur cette planète un destin collectif et une responsabilité qui s’étend à tous les êtres vivants. L’individualisme poussé à son paroxysme par le discours néolibéral a fait son temps.

Qui de sensé osera aujourd’hui préconiser des solutions de marché et de nouveaux accords commerciaux pour répondre aux défis de la pandémie et de l’effondrement climatique ? Avec du courage et de la créativité, il est possible, dès maintenant, de tracer sur le versant inexploré, celui de notre destin collectif, des itinéraires inédits faits de rigueur scientifique, de solidarité et de sobriété.

Jean Lasar
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