Chroniques de l’urgence

Le mirage du retour à la normale

d'Lëtzebuerger Land du 20.03.2020

C’est le propre des crises : elles dotent le status quo ante d’un halo qui peut le rendre désirable. Alors qu’avant la disruption, elle nous irritait vaguement, la routine nous fait soudain envie. Confronté à une perturbation de son habitus, l’être humain fera tout en son pouvoir pour le rétablir : nous avons tendance à nous définir comme la somme de nos habitudes. Certes, l’instinct qui nous pousse à revenir à la normale par tous les moyens peut être salutaire. Mais, alors que nous sommes confrontés simultanément aux crises du climat et du coronavirus, nous devons nous garder de succomber à ce mirage. Rigoureusement insoutenable avant l’irruption du Covid-19, notre mode de vie thermo-industriel le restera tout autant après que nous en serons venus à bout.

Ceux qui veulent nous convaincre de rétablir par tous les moyens le status quo fondé sur les énergies fossiles seront dans nombre de cas les mêmes qui justifieront le maintien, au-delà de la crise sanitaire, des moyens de coercition mis en place pour combattre la pandémie. Dans The Shock Doctrine, paru en 2007, Naomi Klein montrait comment en ce début de XXIe siècle, les chocs qui ébranlent et fragilisent une société, quelle que soit leur nature, sont désormais presque systématiquement mis à profit par les gouvernants et les grandes entreprises pour démonter les boucliers de protection sociale ou environnementale, imposer des privatisations et briser les luttes populaires qui s’opposent à ces politiques rétrogrades. Il n’y a aucune raison de penser qu’il en sera autrement dans le cas du coronavirus. Veillons au grain : s’il est légitime de tout jeter dans la bataille pour juguler le virus, y compris une restriction momentanée des libertés publiques, pas question de nous laisser imposer un carcan liberticide jouant sur notre attachement à nos habitudes et au nom d’un fallacieux retour à la normalité carbonée. Car les contrôles sociaux exceptionnels auxquels tout un chacun consentira volontiers pour endiguer la pandémie seront aussi des outils bienvenus dans la main de ceux qui voudront nous contraindre à revenir sans renâcler au modèle de la croissance à tout prix.

La crise du virus ne remplace pas celle du climat et de notre addiction aux énergies fossiles, elle s’y ajoute. Les élans de solidarité et de coopération auxquels nous assistons ces jours-ci à travers le monde pour venir en aide aux personnes malades ou isolées, le recours accru au télétravail, le regain d’utilisation du vélo, la redécouverte de loisirs bas carbone : autant de sources d’inspiration pour aller de l’avant et engager les profonds changements qui s’imposent. Pour y parvenir, nous devons non pas « revenir à la normale », mais rebondir avec pour objectif de nous débarrasser définitvement de notre dépendance.

Jean Lasar
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