Cinémasteak

Le vagabond intemporel

d'Lëtzebuerger Land du 19.11.2021

On n’arrête pas le progrès, se dit-on ironiquement dès le générique. Une aiguille tourne sur le cadran d’une horloge, puis un écriteau apparaît en surimpression : « Les Temps Modernes. Un récit sur l’industrie, l’initiative individuelle, et la croisade de l’humanité à la recherche du bonheur ». Ainsi débute le célèbre film de Charlie Chaplin réalisé en 1936, il y a presque un siècle. Peu de choses ont cependant changé depuis. Car Les Temps Modernes se révèle d’une brûlante actualité, à commencer par son ouverture polémique où une foule d’ouvriers allant à l’usine est comparée à un troupeau de moutons... Pour une personne de sensibilité communiste comme Chaplin, le ton est donné. Et celui-ci se distingue nettement de l’attitude adoptée à la même époque par les cinéastes soviétiques (Eisenstein et consorts), lesquels ont aveuglément chanté le progrès technique et sacralisé le travail des ouvriers. Ayant émigré peu avant la Première Guerre mondiale aux USA, dans ce pays où la richesse est élevée au rang de religion, Chaplin se distingue de ses camarades russes par son regard critique sur les mutations en cours. Un regard auquel n’échappe pas même la grande « innovation » du mode de production capitaliste de ce début de vingtième siècle : la sérialisation instaurée dans les usines Ford. Le monde est devenu fou au point que l’humain ne soit plus qu’un accessoire au sein d’un environnement entièrement automatisé. Répétitives et monotones, les tâches ouvrières sont gouvernées par la cadence et le profit. Tous les procédés d’encadrement que nous connaissons aujourd’hui y sont déjà à l’œuvre : la pointeuse, mais aussi la surveillance par l’image assurée par un directeur d’usine. Face à ces très sérieuses formes d’organisation du travail, Charlot s’emploie à tout faire dérailler. Fort heureusement d’ailleurs, car au moyen de l’humour l’humanité prend le dessus sur le cynisme ambiant (même si cet humour y est aussi l’expression d’un profond désespoir sur la vie moderne).

Non content de se limiter au travail, la critique chaplinesque s’étend à d’autres aspects injustes de la société américaine. Comme par exemple la criminalisation des manifestants qui font grève pour dénoncer leurs conditions de travail. Ou encore la cruelle répression du vagabondage, puisque partout se tient un policeman pour sanctionner les misérables tenaillés par la faim qui se laisseraient tenter par le vol d’une baguette de pain... Que faire alors dans pareil monde ? Il reste l’émerveillement, l’imagination (relire Le Joujou du pauvre de Baudelaire), la solidarité entre deux êtres également bannis (l’orpheline interprétée par Paulette Goddard et notre célèbre clochard) ou encore prendre la route vers l’inconnu, en quête de meilleurs lendemains. Étrange paradoxe du cinéma américain que de voir un clochard devenir star au pays de l’Oncle Sam. Et d’avoir enfanté par la même occasion son plus virulent critique.

Les Temps Modernes (USA, 1936, vf, 85’)
est présenté dimanche 21 novembre à 15h, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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