En 2015 le duo d’artistes Karolina Markiewicz et Pascal Piron sortait le documentaire Mos Stellarium. En 2018, les deux participent à la série documentaire Routwäissgro avec Solidaritéit ass e grousst Wuert. Les revoici en salle avec The Living Witnesses. Comme dans leur deux premiers documentaires, il est une nouvelle fois question du Luxembourg et de son histoire récente. Mais ce troisième documentaire va plus loin : il ne se penche plus sur les trajets qui ont amené de jeunes réfugiés au Luxembourg ou sur la difficulté de faire accepter à la population locale la construction d’un centre d’accueil pour réfugiés. Dans The Living Witnesses les réfugiés sont là, installés et intégrés au Luxembourg. Les cinéastes leur donnent une nouvelle fois la parole et la possibilité de témoigner, mais ils sont là, également pour entendre d’autres témoignages. Ceux d’une autre génération, d’une autre époque… ceux de survivants de la Seconde guerre mondiale et des camps de concentration nazis.
Tout commence par une conférence donnée à l’Abbaye de Neumünster par Marian Turski. Il est Juif et Polonais – « J’ai deux patries, dira-t-il plus loin dans le film, la Pologne où je suis né, et Israël où est ma nation ; et je refuse que quiconque m’oblige à faire un choix » –, survivant du camp d’Auschwitz, il a décidé de consacrer sa vie à la transmission de son histoire, de celle de la Shoah. Devant une classe de jeunes Luxembourgeois, d’origines variées, il raconte son parcours, sa ville de Łódż, la résistance, la guerre, le camp et sa vie après 1945. Rapidement une question fait le parallèle entre ce passé et le présent. « Peut-on comparer la période de l’avant la Seconde guerre mondiale, les années trente, à la période d’aujourd’hui avec la montée des nationalismes, des extrêmes et du racisme à l’égard des immigrants ? »
C’est Christina qui pose cette question. Si son français est un tout petit peu hésitant c’est parce que la jeune fille est Syrienne ; elle est arrivée au Luxembourg en 2012 alors que ses compatriotes s’entretuaient déjà dans une guerre civile dont l’issue définitive n’est pas encore claire de nos jours. Karolina Markiewicz et Pascal Piron ne nous montrent pas la réponse de Turski. À la place, après un bref générique, ils embarquent les spectateurs avec eux, Christina et deux autres jeunes : Maria, Ivoirienne arrivée au Grand-Duché en 2017, et Dean, jeune Luxembourgeois défenseur des causes LGBTI+, pour un long voyage initiatique et mémoriel. Un voyage en train, direction la Pologne, Auschwitz, Łódż, Varsovie puis Berlin où les trois témoins vivants seront accompagnés par Claude Marx, juif nancéien caché pendant la guerre et installé au Luxembourg depuis des décennies.
Pour les besoins du film, les deux réalisateurs, avec tous ou une partie des témoins vivants qu’ils se sont choisis, vont aller à la rencontre de la communauté juive grand-ducale pour y retracer son histoire – on y apprend par exemple qu’un seul Luxembourgeois a été reconnu Juste parmi les nations – puis partent direction l’Est, « comme la communauté juive basée au Luxembourg avait dû le faire en 1941 », notent les réalisateurs. Là ils feront de même avec la communauté juive polonaise. Il y sera question de synagogues désaffectées, de cimetières juifs aux milliers de tombes sans nom, de « Disneyland mémoriel », mais aussi de la vie dans les camps et du besoin de mémoire.
Lors d’une de ses rencontres avec la petite délégation luxembourgeoise, Marian Turski, proposera la création d’un onzième commandement : « Ne sois pas indifférent », car rester silencieux quand il faut protester, est dangereux, ajoute celui qui rappelle qu’Auschwitz n’est pas tombé du ciel. Indifférent, justement Christina, Maria et Dean ne le resteront pas à Varsovie, le 15 août 2019. Ce jour-là, les nationalistes polonais défilent. Si la situation est un peu confuse, entre manifestants et contre-manifestants, le spectateur perçoit aisément la crispation, l’agressivité… Il ne peut que remarquer que les forces de l’ordre entourent les nationalistes, et repousses les antifascistes, laissent s’époumoner des personnes au discours odieux, mais demandent aux modérés de se taire ou de reculer. « On me regarde parce que je suis noire, j’avoue que j’ai peur », ne peut s’empêcher de dire Maria. Elle n’est pas la seule. Peu après, alors que les grand-ducaux discutent posément dans un parc voisin avec des défenseurs d’une Pologne plus ouverte envers les autres, étrangers, minorités, etc… ils seront interrompus brusquement par un cycliste de passage qui s’arrête à la vue du drapeau arc-en-ciel et leur lance sans vergogne : « Mort aux gays » et « barrez-vous ».
Le lien entre passé et présent est limpide dans The Living Witnesses et c’est ça la véritable force de ce film. Il ne se contente pas d’être un énième film sur la Shoah, mais montre, à travers la situation polonaise à quel point les leçons du passé n’ont pas été tirées. À quel point une situation de crise et un sentiment de déclassement peut amener « de braves gens » vers les extrêmes et la haine. Moins poétique dans sa structure que Mos Stellarium, ce The Living Witnesses, entre détresse et espoir, offre néanmoins quelques images surprenantes, une bande originale de toute beauté et un montage au rythme volontairement apaisé. Le sujet est profond et la facture est belle. Sa nomination, annoncée la semaine dernière au prix du Meilleur long-métrage documentaire aux Lëtzebuerger Filmpräis est, à ce titre, tout à fait méritée.