La violation du secret bancaire par un salarié du secteur financier peut se justifier pour assurer la défense de ses intérêts contre un patron. En disant cela, les juges n’ont pas eu froid aux yeux

La faute au patron

d'Lëtzebuerger Land vom 17.08.2012

Virage à 180 degrés de la justice dans son appréciation du secret bancaire et de ses exceptions : les magistrats sont devenus moins stricts et rigoureux qu’avant avec des employés de banque qui « sortent » des informations censées demeurer confidentielles, en violation de leurs obligations. La portée d’un jugement de relaxe d’un cadre de banque, rendu à la fin du mois de juin par le tribunal correctionnel de Luxembourg, pourrait décomplexer des employés et les inciter à davantage dénoncer certaines pratiques de leurs établissements, pour autant qu’elles sont contraires à la loi, sans craindre de faire de la prison, la violation du secret professionnel ayant été jusqu’alors durement réprimée au Luxembourg. En l’absence d’une véritable législation protectrice des donneurs d’alerte dans le secteur privé, le Code du travail permet, pour ainsi dire, aux bonnes consciences d’être un peu soulagées et aux employés d’être mieux protégés. Encore leur faut-il démissionner, ce qui, dans les conditions actuelles du marché du travail, n’est certainement pas la panacée.
L’ancien responsable des risques de la banque Kaupthing Luxembourg, aujourd’hui Banque Havilland, après son rachat en 2009 par la famille britannique Rowland, pourrait mettre son nom sous une jurisprudence qui fera date sur la Place financière, si tant est qu’elle soit confirmée en seconde instance. Il n’a pas « volé » comme un vulgaire petit malfrat de fichiers des clients de la banque et si des pièces ont pu sortir de l’établissement, c’est de bonne foi, parce que le risk manager, sachant ses jours comptés auprès de son employeur, a cherché ainsi à se « constituer un dossier » devant le tribunal du travail qu’il entendait saisir pour « faute grave » du chef de son employeur, comme le Code du travail l’y autorise. L’usage de cette disposition est peu répandu et les chances pour un ancien salarié de se faire indemniser et dédommager par un employeur en faute sont sans doute aussi minimes que pour un méttalo de plus de 50 ans de conserver actuellement son travail dans une usine d’Arcelor Mittal jusqu’à l’âge légal de la retraite. Le 12 juillet dernier, la Cour de cassation a d’ailleurs renvoyé à ses pénates un employé français qui attaquait son patron pour faute grave et réclamait des dommages et intérêts parce que l’entreprise ne lui avait pas payé un salaire. Les juges ont estimé que le non paiement d’un seul salaire ne présentait pas un caractère de gravité suffisant pour rendre immédiatement et définitivement impossible le maintien des relations de travail. Pour l’ex-cadre de Kaupthing, la vie à la banque était devenue un enfer : ses avis professionnels ne sont plus écoutés et les octrois de crédits à haut risque à des clients plutôt polémiques passent au-dessus de sa tête, au mépris de la réglementation bancaire. L’établissement prend, à ses yeux, des « risques inconsidérés » et des positions peu tenables. « Je ne voulais pas être assimilé à des décisions très polémiques que la banque a prises », a-t-il expliqué à l’audience. Il choisit donc de quitter un navire en perdition.
Le head risk manager emporte des documents à son domicile. Le 9 octobre 2008, il notifie sa démission à la banque, qui sera déclarée quelques jours plus tard en cessation de paiement, et le 22 décembre, il lance une action contre son ancien employeur devant le tribunal du travail en vue de le faire condamner à lui verser des dommages et intérêts, en raison de fautes graves commises durant leur relation de travail. À l’audience qui fut réservée à ce procès peu banal, des noms de clients de l’établissement ont bien été lâchés, dont celui de Robert Tchenguiz, homme d’affaires d’origine iranienne et fondateur en Grande-Bretagne d’un empire immobilier. Avec son frère Vincent, ils ont été au cœur des investigations menées par l’office britannique de lutte contre la délinquance financière, le Serious fraud office, dans le cadre de l’enquête internationale sur les conditions de l’effondrement de la banque islandaise à l’automne 2008. Les frères Tchenguiz sont, avec d’autres, accusés d’avoir bénéficié de prêts colossaux peu avant la déconfiture de la banque : un milliard d’euros pour Robert et 200 millions pour Vincent. Le plus gros emprunteur de la filiale luxembourgeoise de Kaupthing Bank s’appelait Skuli Thorvaldson, avec un prêt culminant à plus de 200 millions d’euros. Le richissime homme d’affaires habitait le Luxembourg depuis plusieurs années. Les informations sur les prêts de ces « clients très polémiques » avaient été publiées en septembre par wikileak.org, site permettant de donner audience aux fuites d’informations tout en protégeant les sources. L’ancien responsable des risques de Kaupthing Luxembourg a affirmé devant les juges avoir puisé une bonne partie de ses informations sur wikileaks. D’autres lui ont été fournis par un ancien employé de l’établissement, dont il a refusé de communiquer l’identité.
C’est la Banque Havilland qui a porté plainte contre lui pour violation du secret bancaire, l’accusant d’avoir soustrait une série de huit pièces de documents, parmi lesquelles des projets de contrats de prêts des fameux « clients très polémiques » présentant des expositions extrêmement importantes pour l’établissement et des « risques inappropriés » en infraction aux règles prudentielles. Des activités pour lesquelles la CSSF avait sollicité des explications, dont une grosse opération en août 2008 avec la Deutsche Bank, qui échouera d’ailleurs. La liste des documents « subtilisés » - il s’agit de copies - porte aussi sur un rapport d’audit de KPMG du 31 mars 2008 demandé par le régulateur sur l’activité crédits de la banque, ainsi que plusieurs courriers de la CSSF en relation avec ce rapport.
Comme le souligne le jugement du 26 juin dernier, ayant levé les prévention à l’encontre du risk manager, les documents litigieux comportaient « un risque majeur pour la banque » et pour la situation personnelle du salarié, dont la responsabilité personnelle pouvait être engagée, alors qu’il n’avait pas été informé de ces transactions « préoccupantes », pourtant au cœur de sa fonction au sein de l’établissement. S’il n’avait pas eu de contact direct avec la CSSF pour y dénoncer certaines opérations litigieuses, ce fut pour ne pas apparaître « déloyal » vis-à-vis de sa hiérarchie. Il est frappant de constater aussi que Kaupthing permettait en 2008 à des salariés d’apporter des documents avec eux à la maison sur des clefs USB : « Ce serait une pratique courante dans le milieu bancaire, notent les juges, précisant toutefois que très peu de banques de la place financière luxembourgeoise accepteraient que des clefs USB soient connectées sur les systèmes de la banque et que des données confidentielles sortent ainsi de la banque ». Que, dans ces circonstances, des données bancaires « fuitent » à l’extérieur et deviennent des enjeux commerciaux n’étonnera alors personne.
Copie ou originaux de documents, pour le tribunal correctionnel, il ne fait aucun doute que l’ex-cadre de banque a commis pour certains documents l’infraction de vol domestique. Il ne plane aucune ambiguïté non plus sur la violation du secret bancaire. Les juges ont cependant estimé, en s’appuyant sur un arrêt de la Cour de cassation française du 16 juin 2011, que des faits justificatifs, comme les droits de la défense, sont susceptibles de « neutraliser » la faute. Aussi, « les nécessités de l’exercice des droits de la défense peuvent justifier l’appréhension de documents de l’entreprise par un salarié », secret bancaire ou pas.
Les droits de la défense n’autorisent bien sûr pas tout à un salarié : s’il a le droit de photocopier, scanner, imprimer ou dupliquer des documents de travail, papier ou informatique, voire de s’emparer d’originaux, il n’a pas celui de fouiller les bureaux de ses collègues ou supérieurs à la recherche de documents qui aideraient alors sa défense. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire qu’un litige de nature prud’homal existe au moment de cette « appropriation ». Conclusion du jugement du 26 juin dernier : « Les droits de la défense du salarié doivent primer le droit au respect de la propriété de l’employeur. Dans le silence de la loi et en raison de leur nature supra législative, les droits de la défense sont susceptibles de justifier plusieurs infractions, telles que la violation du secret professionnel, le vol, l’abus de confiance ». Ça ne se commente pas.

Véronique Poujol
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