Monsieur Jourdain, le bourgeois gentilhomme de Molière, parlait en prose sans le savoir. De la même manière, depuis 2008, de nombreux gouvernants et responsables économiques ont peut-être été à leur insu des adeptes de la « théorie monétaire moderne » (MMT dans son sigle anglais) qui préconise un accroissement de la dette publique pour soutenir l’économie.
Pour éviter la transmission à « l’économie réelle » des effets de la crise financière de 2007, les gouvernements des pays développés ont misé sur les dépenses publiques pour maintenir la demande globale. Avec un effet prévisible : la dette publique de ces pays est passée en dix ans de 71 à 103 pour cent du PIB, selon le FMI, qui a prévu qu’elle pourrait atteindre 117 pour cent aux États-Unis en 2023. Au Japon, elle dépasse déjà le niveau astronomique de 240 pour cent (contre 69 pour cent en 1990). Dans l’Union européenne elle atteint 80 pour cent du PIB ; et dans la zone euro, elle se situe en moyenne à 85 pour cent, soit 25 points au-dessus de la limite prévue dans le traité de Maastricht.
Le poids de la dette publique suscite des inquiétudes en particulier du côté du FMI, qui craint les conséquences d’une remontée des taux d’intérêt, Christine Lagarde ayant évoqué la perspective d’un « piège ». La nouvelle chef économiste du Fonds, l’Indo-Américaine Gita Gopinath, redoute quant à elle que « cela se termine par une inflation incontrôlée associée à une chute des investissements et de la croissance ». Force est de constater toutefois que, bien qu’annoncée depuis plusieurs années, la hausse des taux ne s’est toujours pas produite grâce à la politique monétaire accommodante menée par les grandes banques centrales, et que, pour des raisons structurelles notamment liées à la concurrence mondiale, les prix restent sages : selon l’OCDE, l’inflation ne dépassera pas 2,1 pour cent en 2020 dans 25 des pays les plus développés.
De quoi conforter dans leur opinion tous ceux qui pensent qu’une dette publique importante n’est pas vraiment un problème et qu’il faudrait même « la laisser filer » à un moment où des inquiétudes renaissent sur la croissance mondiale.
Ils sont très nombreux dans les rangs du Parti démocrate américain, dont l’élue du Bronx Alexandria Ocasio-Cortez, qui se réclame ouvertement du socialisme, souhaite accroître les dépenses sociales et d’éducation. Mais même Donald Trump y est favorable, donnant priorité aux allégements fiscaux et aux nouvelles dépenses militaires « avant de se préoccuper des 22 000 milliards de dettes ». Du coup, en 2018, le déficit budgétaire américain s’est creusé de 18 pour cent !
En dehors du personnel politique, c’est aussi aux États-Unis que l’on rencontre aujourd’hui le plus d’économistes adeptes de la Théorie Monétaire Moderne, une appellation attribuée à l’Australien William Mitchell. Bien que popularisée dans les années 1990, la théorie originale remonte aux travaux de l’allemand Georg Friedrich Knapp (1842-1926) qui influença Jon Maynard Keynes ou Milton Friedman.
Connue aussi sous le nom de « néo-chartalisme », elle considère la monnaie sous un angle utilitaire. Les mécanismes de sa création et de sa destruction (ou de sa convertibilité) reposent uniquement sur les décisions souveraines des États, sans autres contraintes que celles qu’ils s’appliquent à eux-mêmes.
De ce fait, lorsqu’un État dépense plus qu’il ne gagne, créant ainsi un déficit public, il n’est pas obligé d’emprunter sur les marchés financiers pour le financer, ce qui le rendrait dépendant. Il peut tout simplement créer de la monnaie. Concrètement c’est la banque centrale, institut d’émission dont la faillite est impossible, qui fait des avances au Trésor public en souscrivant des titres émis à cette occasion : on dit qu’elle « monétise » la dette, en gonflant son bilan. Dans la zone euro, le traité de Maastricht interdit à la Banque centrale européenne d’accorder des crédits aux États membres en souscrivant directement les bons du Trésor ou obligations qu’ils émettent. Mais rien ne l’empêche de racheter aux banques commerciales les titres d’État qui figurent dans leurs bilans : c’est la politique de « quantitative easing » menée depuis 2015, qui a le même effet en termes de création monétaire. En effet, le bilan de la BCE atteignait fin 2018 le montant de 4 702 milliards d’euros, soit plus de quarante pour cent du PIB de la zone euro, alors qu’il n’était que de 2 202 milliards fin 2014. De la sorte, la BCE finance donc indirectement la dette des États membres.
Dans ce cas de figure, le déficit budgétaire d’un État s’analyse donc comme une création supplémentaire de monnaie en faveur des autres acteurs économiques, qui l’utilisent pour consommer, épargner ou investir. Inversement, un excédent budgétaire fait figure de ponction au détriment des agents économiques non-publics. Le secteur privé (entreprises et ménages) n’arrive à épargner que si l’État est en déficit (ou si la balance des paiements courants est en déficit, ce qui revient à obtenir un crédit de l’étranger). La conséquence est que, même si un excédent est parfois possible ou souhaitable, il doit rester exceptionnel. Au contraire, un déficit public est nécessaire pour financer la croissance surtout quand elle donne des signes de faiblesse. Il ne doit pas être financé exclusivement par l’emprunt mais également par la création monétaire.
Pour les tenants de la MMT, la politique monétaire accommodante des banques centrales (action par les taux d’intérêt) est inefficace, comme le montre l’exemple du Japon depuis le début du XXIe siècle. Selon eux, les banques centrales peuvent gérer les problèmes de liquidité de l’économie, mais n’ont pas de réelle capacité de relance car le crédit est « passif » ou « endogène », ce qui signifie qu’il ne fait qu’épouser les fluctuations du cycle économique, mais ne joue pas de rôle d’entraînement car, en cas de crise, il n’y a pas de raison de s’endetter davantage. Seule la création de « monnaie souveraine » par un déficit de l’État peut renflouer une économie en améliorant sa solvabilité.
D’autres économistes non-américains sont sur la même ligne, comme Olivier Blanchard, chef économiste du FMI de 2008 à 2015, pour qui la dette publique « n’est peut-être pas si mauvaise, si elle est utilisée à bon escient » comme par exemple pour des dépenses propres à améliorer la compétitivité des entreprises.
Mais en réalité, s’il y autant d’adeptes de la MMT aux États-Unis c’est que c’est le seul pays dont la monnaie est acceptée partout dans le monde et où la contrainte de masse monétaire n’existe quasiment pas. Alan Greenspan, président de la Fed pendant près de vingt ans (de 1987 à 2006), n’hésitait pas à déclarer que « les États-Unis peuvent payer toutes leurs dettes car nous pouvons toujours imprimer de la monnaie pour le faire. Il y a donc zéro probabilité de défaut ». Dans n’importe quel autre pays ou zone économique, un déficit budgétaire financé systématiquement par la création monétaire aboutirait tôt ou tard à un effondrement de la monnaie. Et un financement par l’emprunt ne serait soutenable sur la durée que si les créanciers sont majoritairement des résidents (cas du Japon).
Pour mettre en place la MMT, il faut s’assurer de la « complicité » de l’institut d’émission. Dans la plupart des pays du monde, les banques centrales dépendent directement du pouvoir politique qui peut donc facilement leur imposer de financer le Trésor local. C’est une autre affaire quand elles sont indépendantes, comme aux États-Unis et en Europe.
La Fed américaine, qui est pourtant habituée depuis sa création en 1913 à financer le Trésor en souscrivant directement aux T-Bonds, se fait tirer l’oreille. Elle ne détient que quatorze pour cent de la dette totale, ce qui doit sembler insuffisant à Donald Trump, qui n’a de cesse de faire pression sur l’institution pour l’inciter à racheter davantage de titres publics figurant dans le bilan des banques, une politique de « quantitative easing » qu’elle a déjà menée intensivement entre 2008 et 2014. De ce côté-ci de l’Atlantique, l’indépendance de la BCE chagrine certains gouvernements, parmi les moins vertueux en matière d’équilibre budgétaire, qui aimeraient bien en plus s’affranchir définitivement des critères de convergence prévus dans le traité de Maastricht (déficit maximum de trois pour cent du PIB et dette maximum de soixante pour cent du PIB).
C’est sans doute le principal point faible de la Théorie Monétaire Moderne : en mettant en avant l’intérêt économique d’un déficit public permanent et même croissant, elle encourage l’indiscipline budgétaire au bénéfice des comportements politiques les moins avouables dans un monde où progressent les mouvements populistes hostiles à toute forme d’austérité.
Dette perpétuelle
Pour certains économistes et juristes, l’endettement public ou privé trouve sa limite dans le fait qu’un emprunt doit toujours être remboursé. Une objection facile à balayer, car outre le fait que l’histoire offre de nombreux exemples du contraire, ce serait oublier l’existence d’une formule autrefois très populaire pour les emprunts publics, celle de la dette perpétuelle. En émettant des obligations perpétuelles, sans échéance précise, un État emprunteur ne rembourse jamais le capital et paie seulement les intérêts, à un taux supérieur à celui du marché.
La formule, apparue en France au XVIe siècle, a surtout été popularisée par les « consolidated annuities » émises en Angleterre à partir de 1751. Elle a connu son âge d’or dans la seconde partie du XIXe siècle : en France, les bourgeois aisés qui prêtaient de l’argent à l’État et touchaient un intérêt perpétuel étaient appelés « rentiers » et avaient l’habitude d’exprimer leur fortune non en capital mais en « milliers de livres de rente ».
De nombreuses émissions publiques ont encore eu lieu au début du XXe siècle en Europe, notamment pour le financement de la Première Guerre mondiale, mais les gouvernements ont progressivement remboursé ces emprunts, pour la dernière fois en France en 1982 et au Royaume-Uni en 2015. Les obligations perpétuelles existent encore dans des pays comme l’Inde ou la Chine. gc