Ses appartements ne trouvent plus d’acquéreurs, le prochain rendez-vous avec son banquier hante ses nuits. « C’est la première fois en une quinzaine d’années que je dors mal », témoigne un promoteur de taille moyenne (qui désire garder l’anonymat). Qu’en l’espace de six mois, le marché immobilier puisse se retourner si brutalement, il ne l’aurait pas imaginé. L’incertitude règne. Le CEO d’Immobel, Olivier Bastin, évoque « une situation inédite que la plupart d’entre nous n’avons pas connue précédemment » : « Les coûts de construction s’envolent – on ne sait ni jusqu’où ni jusqu’à quand –, alors que les prix de vente stagnent. On vend très peu, beaucoup moins en tout cas. » Même son de cloche chez les agents immobiliers, qui constatent la fin des années dorées et le début du ralentissement. Les clients se pressaient et se livraient à des surenchères ; ils seraient désormais « réticents », « dans l’expectative ». Les objets, tant convoités il y a six mois encore, pourrissent sur les listings. Hébété, le secteur découvre que l’immobilier peut, lui aussi, entrer en crise, et se prépare à un « apurement » en 2023.
« D’Beem wuesse net an den Himmel », rappelle Romain Wehles, membre de la direction de la BCEE. La banque d’État a probablement la meilleure vue sur la jungle immobilière, cumulant quarante pour cent des crédits hypothécaires et finançant une floppée de promoteurs. « La situation me rappelle un peu 2008-2009. Je constate une position d’attente sur le marché ; tout le monde se demande : ‘Wat geschitt elo ?’ », dit Wehles. Puis d’ajouter : « Mais, attention, nous ne sommes pas non plus dans une situation de panique. » Il y a quatorze ans, au lendemain du meltdown financier, les vendeurs refusaient de baisser leurs prix que les acheteurs refusaient de payer. Statistiquement, cette drôle de guerre se traduisit par une chute du volume des transactions de 55 pour cent. Puis, les prix immobiliers finissaient enfin par légèrement baisser (de cinq pour cent), avant de repartir à la hausse, puis d’entrer en surchauffe à partir de 2018.
La fin de l’argent facile, et une série de chocs exogènes ont refroidi le climat. Le podcast « La bulle immo » produit par RTL est un bon baromètre du secteur ; les agents immobiliers y parlent boutique. Dans le dernier épisode, diffusé ce mercredi, Pierre Clément, PDG de l’agence Nexvia, constate que « la fête qui a régné pendant des années est finie ». La « décélération va s’accélérer » prédit-il, vu « l’inadéquation » entre les possibilités d’achat et les prix que « demandent toujours » les promoteurs et les particuliers. Et d’en appeler à « une prise de conscience » de ces-derniers : Pour « relancer » les ventes, ils devraient réduire leurs prix et leurs marges.
Face à l’explosion des coûts et à la hausse des taux, trois cas de figure se présentent parmi les promoteurs : Ceux qui peuvent se le permettre bloquent leurs programmations futures et attendent de voir ; ceux qui doivent continuer (pour alimenter leur entreprise de construction) tapent dans leurs stocks fonciers ; ceux qui se sont surendettés pour acheter des terrains trop chers sentent le souffle de leurs banquiers. « It’s only when the tide goes out that you learn who has been swimming naked », disait Warren Buffet en 2004. Ces dernière années, la croissance avait été telle, que même les paris les plus fous finissaient tôt ou tard par être validés par le marché. Il suffisait d’attendre trois ans pour voir la valeur du foncier grimper de trente pour cent. Passé par la KBL et le Fonds national de la recherche avant de se reconvertir dans l’immobilier, Frank Bingen fait une analyse sévère du secteur : « Déi läscht zéng Joer konnt Dir näischt falsch maachen ; de Marché huet et riichtgebéit. Déi Rechnung geet lo net méi op... » Même s’il ne s’attend « pas du tout à une hécatombe », Olivier Bastin prédit que « certains auront des difficultés » et devront renégocier avec leurs banques en faisant « le gros dos ». « Les petits sont en train de suer à grosses gouttes », confirme, de son côté, le président de la Chambre immobilière, Jean-Paul Scheuren.
Certains cherchent déjà la porte de sortie. Ils tentent de refourguer leurs projets entamés et font le tour des mastodontes locaux de l’immobilier. Joël Schons, un des PDG de Stugalux, en a vu passer quelques-uns : « Durant ces derniers mois, on nous a offert énormément de projets, mais à des prix exorbitants. On a dû dire non. Je parle ici de petits projets, genre un programme d’appartements ou un terrain avec une dizaine de maisons unifamiliales… » Olivier Bastin, estime qu’« il serait fou d’acheter [des projets] à l’ancien prix. Il faudrait un repricing, mais ils ne sont pas encore prêts à entendre parler de décotes. » Frank Bingen pense que « ce moment viendra lorsque les refinancements des banques cesseront d’arriver ».
En fin de compte, ce sont les banques qui tiennent la laisse. « Côté promoteurs, nous ne voyons actuellement pas de risque de ventes forcées, rassure Romain Wehles de la BCEE. (Pour l’instant, il n’y aurait « pas d’évolution » du nombre de dossiers contentieux.) « Mais il n’est jamais exclu que la question pourrait se poser pour ceux qui ont acheté trop cher ». Ce serait finalement une question de « solidité » du promoteur, et de sa capacité de résistance aux chocs. « Tout ce que je peux dire, c’est que l’environnement a changé et que nous surveillons la situation de près. Cela fait partie d’une gestion bancaire saine et prudentielle. »
Ce sont surtout les « ventes en état futur d’achèvement » (Vefa) qui battent de l’aile. La situation sur ce segment ne serait « pas glorieuse », admet Jean-Paul Scheuren. L’achat d’un bien immobilier sur plan avec une clause d’indexation (sur les salaires, voire les coûts de construction) ; voilà un modèle qui n’inspire guère confiance par les temps qui courent. Ni aux banques, ni aux propriétaires-occupants, ni aux investisseurs. Pour le petit promoteur, cette défiance pose un sacré problème. Car avant de démarrer les travaux, il doit acter la prévente d’environ trois quarts des lots de son projet, « garantie d’achèvement » oblige. Alors que les acquéreurs désertent les Vefa indexées, les promoteurs se retrouvent coincés, broyés par un prêt hypothécaire et les intérêts qui courent.
Face à la crise, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Les big players auront moins de mal à encaisser le choc, grâce à leurs stocks fonciers et liquidités financières. Les nouveaux entrants comme Immobel, Besix, Thomas & Piron et Codic ont dû s’approvisionner sur un marché foncier en pleine surchauffe. Ceci leur a valu d’être traités d’« instigateurs d’une inflation des prix des terrains » par Marc Giorgetti dans la dernière édition de Paperjam. (« Ce ne sont pas les Belges qui font monter les prix, mais l’offre et la demande », réplique Olivier Bastin.) Les grandes sociétés belges devraient résister à un ralentissement : Cotées en bourse, elles sont gonflées à bloc par les épargnes flamandes et wallonnes. (C’est le retour imprévu du « dentiste belge », chassé du paradis fiscal il y a huit ans.) Les grands promoteurs autochtones peuvent, eux, compter sur un patrimoine foncier en partie hérité de leurs pères. La combinaison entre stock ancien et prix actuels s’est traduite par une explosion des marges, qui auront permis aux nababs locaux de l’immobilier d’assouvir leurs nouvelles passions : montres de luxe et équipes de foot pour Flavio Becca, chantiers navals et hostellerie pour Marc Giorgetti. Face à Paperjam, ce-dernier admet que « nous sommes, malgré nous, entraînés dans ce mouvement de prix ascensionnels et que parfois, par la force des choses, nous subissons le jeu contre notre gré ». Plutôt qu’à un krach, on s’attend à une nouvelle normalité. Il paraît probable que le marché qui émergera d’ici deux ans sera encore davantage concentré entre les mains d’une poignée d’acteurs détenant le gros du foncier (d’Land du 4 février 2022).
Reste que des groupes comme Félix Giorgetti et Stugalux ne pourront s’offrir le luxe de l’hibernation. Leurs entreprises de construction devront continuer à tourner. « On a 500 ouvriers qui travaillent pour nous. C’est tout un savoir-faire accumulé. Je ne vais renvoyer personne pour m’adapter à la demande », assure Joël Schons. Face à Paperjam, Marc Giorgetti dit ne pas avoir d’autre choix que d’occuper ses ouvriers : « Donc je construis à risque grâce à une trésorerie saine ». (Son groupe a racheté des entreprises à droite et à gauche pour justement s’assurer cette main d’œuvre précieuse.) Les carnets de commandes dans la construction seraient remplis pour trois à six mois encore, estime Schons. Après, s’ouvrirait « un vide » qui poserait « un vrai problème pour l’ensemble de l’artisanat en 2023 ». Sur le marché, on sent déjà un début d’anxiété : « Cela ne m’était encore jamais, jamais arrivé que des firmes de construction me courent après pour savoir si je n’ai pas du travail pour eux », relate un promoteur.
Au deuxième trimestre 2022, les prix ont progressé de 11,5 pour cent. Or, ce chiffre officiel serait « en décalage » par rapport à l’envolée des taux, et refléterait « une image pré-crise », nuance le chercheur du Liser, Julien Licheron, dans le dernier épisode de « La Bulle immo ». Et de rappeler qu’avec une inflation de 6,8 pour cent, l’évolution des prix a déjà commencé à se ralentir. Ce mardi, dans un webinar organisé par Athome Group, le chercheur du Liser a esquissé trois scénarios. Les prix augmentent, mais les volumes baissent ; les prix augmentent, mais moins rapidement que l’inflation ; les prix baissent « légèrement », ce qui, étant donné les « hausses colossales » de ces dernières années, « ne serait pas catastrophique ». Mais malgré « tellement d’incertitudes à court terme », le marché resterait « sain », assure Licheron, et d’évoquer le solde migratoire et l’attractivité économique du Luxembourg. Exacerbant la crise du logement et plongeant l’artisanat dans la tourmente, le scénario d’une raréfaction de la production apparaît comme le plus pessimiste ; c’est également le plus probable à court terme. De nombreux promoteurs privés ont mis leurs futurs projets « on hold », en attendant plus de prévisibilité.
Pour les promoteurs publics, ce n’est pas une option. Le directeur de la SNHBM, Guy Entringer, déclare ne pas freiner l’activité : « Nous avons besoin de logements abordables ». Le promoteur public continue à vendre en Vefa fixe, quitte à en assumer les coûts. « Des ventes sur plan indexées, c’est trop la loterie ; nous ne voulons pas y exposer nos clients ». Pour gagner en prévisibilité financière, la SNHBM réfléchit à repousser le moment de vente au moment où l’immeuble sera achevé, même si cela engendrerait au final une charge fiscale plus élevée pour le client.
Après quatre années de hausses des prix dépassant les dix pour cent, l’envolée des taux aura éclaté le rêve d’accès à la propriété d’une large partie de la population. D’autres devront revoir leur projet, c’est-à-dire se contenter de moins ou s’éloigner de la capitale. En seulement neuf mois, les taux en fixe sont passés 1,5 à plus de 3,5 pour cent. Pour un prêt d’un million d’euros contracté sur trente ans, les mensualités passent d’environ 3 400 à 4 500 euros. Guy Entriner relate le désarroi des clients de la SNHBM, tentant de signer l’acte de vente avant qu’il ne soit trop tard : « Mäin Taux leeft fort ».
Dans sa dernière Revue de stabilité, la BCL pointe la « progression de l’endettement des ménages luxembourgeois par rapport à leurs revenus disponibles ». (Ce ratio est désormais de 180 pour cent au Luxembourg, alors que la moyenne dans la zone euro est de 104.) Le désir d’une maison unifamiliale, en pleine nature mais en bordure de la capitale, a été exacerbé au printemps 2020 par l’expérience du Grand Confinement. Deux ans plus tard, il est devenu quasi inabordable. La hausse des taux aurait « fait sortir du jeu une certaine catégorie de personnes », estimaient dès juillet les agents immobiliers sur « La bulle immo ». Pour la classe moyenne, l’accès à la propriété est désormais tributaire de l’héritage.
Tandis que les primo-accédants se brisent sur les écueils des prix et des taux, les petits investisseurs peinent à réunir les vingt pour cent de fonds propres désormais exigés par le régulateur. Les fonds d’investissement et les family offices pourraient prendre la relève. Ces bailleurs analyseront de très près les taux de rendement, et constateront que l’évolution des loyers (autour de trois pour cent) n’a pas suivi celle des prix de vente (plus de dix pour cent). Alors que le gel des loyers touchera à sa fin le 31 décembre, le marché locatif se muera en théâtre des affrontements sociaux. Les agences immobilières témoignent d’un rush sur les appartements à louer. La concurrence s’en retrouvera exacerbée. Les locataires modestes, dont le « taux d’effort » (part des revenus accaparée par les loyers) est passé de quarante à cinquante pour cent entre 2018 et 2021, risqueront d’être chassées de la gated community qu’est en train de devenir le Grand-Duché.