Comment les partis organisent-ils leurs finances ? Qui leur donne de l’argent ? Plongée inédite dans les comptes des organisations structurant la vie politique

Un voile pudique sur la démocratie

Conférence de presse du parti Piraten en juillet
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 04.08.2023

Quelles personnalités financent la vie politique ? La question se pose légitimement en démocratie, plus particulièrement à quelques mois des élections. Le degré de transparence varie selon les États. Les législateurs occidentaux placent le curseur selon leurs vœux et le droit supranational. Entrent en compte la protection des données personnelles, la volonté de masquer les opinions politiques des citoyens-bailleurs de fonds ou taire l’identité de ceux à qui l’on pourrait devoir renvoyer la balle. Au Canada ou aux États-Unis, les identités des donateurs sont publiques. Chez l’Oncle Sam, par exemple, les patrons des groupes d’investissement et industries garnissent généreusement les bourses des deux principaux partis. En 2022, Georges Soros (179 millions de dollars), Michael Bloomberg (49), Sam Bankman-Fried (FTX, 37,6) aux Démocrates. Richard Uihlein (Uline Inc, 86 millions de dollars), Kenneth Griffith (Citadel, 73), Jeffrey & Janine Yass (Susquehanna International, 50) ou encore Paul Singer (Elliott Management, 21) aux Républicains.

En France, les listes des donateurs sont gardées secrètes ou presque. Les journalistes ne peuvent les consulter que caviardées (anonymisées). Ce manque de transparence a suscité la polémique en marge des campagnes d’Emmanuel Macron, fondateur en 2016 du parti-startup La République En Marche (devenu Renaissance). Pour se structurer, ce dernier a mené des rallyes auprès de bienfaiteurs, notamment par des réseaux d’expatriés à Londres. L’on retrouve d’ailleurs au Royaume-Uni une liste similaire de donateurs aux partis, publiée régulièrement sur le site de la Commission électorale, une institution indépendante chargée de scruter la vie politique. Cette publicité avait permis de savoir qu’en 2016 l’entrepreneur hispano-luxembourgeois, Gerard Lopez, avait réalisé un don de 400 000 livres en faveur du parti conservateur britannique. Le Guardian avait vu en cette généreuse donation (l’une des plus grosses de l’année pour le parti de David Cameron, initiateur du référendum sur le divorce entre le Royaume-Uni et l’UE) une immixtion russe dans la campagne du Brexit par le truchement d’un Européen. Mais les Tories avaient choisi le « remain » et Gerard Lopez explique qu’il s’agissait là de soutenir « un ami dans l’élection au poste de maire de Londres », où il réside officiellement, plus précisément Zac Goldsmith (qui n’a finalement pas été élu). Il s’agit là du plus gros don à un parti politique effectué par un Luxembourgeois au cours de la dernière décennie. C’est en tout cas l’une des conclusions de nos recherches menées durant ces dernières semaines.

Sur le site de la Chambre des députés, est affirmé que la loi luxembourgeoise veille à « une transparence absolue du financement des partis politiques ». Pour ce qui est des dons, la loi de 2007 sur le financement des partis politiques promet une certaine traçabilité. Les listes de ceux supérieurs à 250 euros doivent être déposées tous les ans auprès du Premier ministre et devant le président de la Chambre des députés. Des listes sont publiées sur chd.lu mais elles s’arrêtent à 2011. Sollicitée dans le cadre de la loi sur la transparence de la vie publique pour consulter les documents envoyés par les partis, la Chambre invite à se rendre dans ses locaux. « Nous ne pouvons pas les envoyer », informe le département relations publiques par voie d’email début juillet. Nous décrochons un rendez-vous deux semaines plus tard. « La préparation des archives prend un peu de temps », est-il justifié. À la date convenue, le service du contrôle financier nous remet un paquet de feuilles. Ce sont les listes des donateurs. On nous avait fait signer des engagements. Impossible de les sortir. D’en faire des copies. De les publier intégralement. On nous installe dans une cuisine dans les étages de l’administration parlementaire. Une stagiaire du service s’assoit à la table. On comprend pour surveiller l’éventuelle prise de clichés ou le vol de copies. Des listes tiennent sur une page tapée sur Word avec en-tête au nom du parti. L’explication : les partis collectent assez peu de dons. Le CSV et le DP, les deux principales organisations partisanes en nombre de voix aux dernières élections, comptent un peu plus de quinze donateurs en 2021 et 2022. La seule exception notable depuis 2013 pour le DP est le millésime 2018. Cette année-là, les cadres ont mis la main à la poche pour financer la campagne. Lydie Polfer, Corinne Cahen, Simone Beissel, Pierre Gramegna, Joëlle Elvinger, etc. ont aligné 2 000 euros. Les caciques Agnès Durdu (alors présidente du conseil d’État), Fernand Etgen (futur président de la Chambre) et Xavier Bettel (Premier ministre) ont versé entre 3 700 et 5 500 euros.

Sollicitée par le Land, Corinne Cahen (DP) explique le faible nombre de contributeurs par la volonté des mécènes potentiels de ne pas être associés à l’un ou l’autre parti dans l’éventualité où quelqu’un irait fouiner dans le listing. Certains s’y risquent pourtant. Par exemple, cette « Arthur Andersen Connection ». Les anciens du cabinet d’audit (précurseur d’Ernst & Young) ont alimenté les caisses du parti libéral : bien sûr Norbert Becker, notoire éminence grise du DP en matière économique, avec son ancien poulain Alain Kinsch (ancien managing partner d’Ernst & Young) consulté pour devenir ministre des Finances en 2013, lui-aussi sur les registres. Apparaît également Alex Sulkowski (fondateur du cabinet de conseil fiscal Atoz avec Norbert Becker). Les montants versés paraissent raisonnables, voire symboliques, 500 ou mille euros, en one shot. Le plus important donateur du parti libéral issu du monde des affaires depuis dix ans est René Elvinger, ancien patron de Cebi (équipementier automobile à Steinsel) avec 8 000 euros placés dans le parti. À l’occasion de la fête nationale cette année, le jeune retraité a reçu du Grand-Duc et du Premier ministre la médaille de Commandeur de l’Ordre de la Couronne de Chêne. Georges Lentz (Brasserie nationale) a lui aussi donné aux libéraux en 2013.

Depuis 2007 et la loi sur le financement des partis, les sociétés n’ont plus le droit de donner. Ce qui n’est pas le cas au niveau européen. Selon la liste des financements aux partis politiques européens de 2023 publiée la semaine passée, Amazon fait partie des sept donateurs aux partis libéraux européens. Le don s’élève à 18 000 euros, le maximum selon la réglementation européenne. Notons que l’ALDE est, de loin, le groupe politique qui reçoit le plus de dons d’entreprises, essentiellement du digital et de la santé. (Relevons en outre que AT&T finance les libéraux et les conservateurs presque dans la même mesure, à mille euros près.) Au Luxembourg, les conservateurs du CSV accrochent une haute personnalité du monde juridique à leur tableau de bienfaiteurs, avec l’ancien doyen du barreau Jacques Loesch (défunt en 2020). À l’ADR, un nom revient très régulièrement avec de gros montants à l’échelle luxembourgeoise : Detlef Xhonneux. Avec plus de 30 000 euros de dons cumulés ces cinq dernières années, ce conseiller fiscal de Hobscheid, spécialiste en finance au sein du parti, est le principal mécène politique du Grand-Duché.

Les Verts et dans une moindre mesure le LSAP présentent des listes plus étoffées dans des tableurs Excel. Presque cent noms pour les écologistes en 2021. Le plus important culmine à 5664,52 euros, apporté par Claudie Reyland, vétérinaire et conseillère communale à la Ville. Le plus généreux donateur socialiste depuis 2019 est Gabriel Boisante, entrepreneur de l’horeca (Urban, Bazaar, etc.) et conseiller communal dans la capitale. Sur les liste des Pirates, apparaissent, comme dans les autres partis, ses cadres, quelques résidents étrangers, un entrepreneur de l’internet (Xavier Buck). Le plus gros donateur est Daniel Frères avec un don de 30 000 euros, en 2018. Une aberration statistique qui fait grimper à vingt pour cent la participation des dons aux recettes du parti. À en juger les comptes des partis pour l’année 2018, les dons sont plus élevés en année électorale. Six pour cent des recettes pour le DP et le CSV, contre moins d’un pour cent en temps normal. Seuls les écologistes bénéficient d’un flux de dons à peu près régulier.

Dans l’ensemble, les dons ne représentent qu’une toute petite partie de l’argent des partis. Selon les derniers bilans déposés par les partis à la Chambre des députés, ceux de 2021, ces derniers vivent essentiellement de financement public. Celui-ci se justifie (comme pour la presse) par la volonté d’entretenir le pluralisme politique. Par exemple, 74,9 pour cent des produits ordinaires (public, cotisations des adhérents, contribution des mandataires, dons et événementiel-merchandising) du CSV (soit 1,2 million d’euros) proviennent de la dotation forfaitaire (100 000 euros) et de la rétribution liée aux votes obtenus lors des élections précédentes (nationales et européennes). La proportion du financement public dans les principaux revenus s’élève à 73,5 pour cent pour le DP ou 64 pour cent pour Déi Gréng. Avec ce dénominateur commun, la part du financement public des Piraten atteint 90 pour cent. Or, la loi le plafonne à 75 pour cent des recettes globales du parti. Heureusement en 2021, le parti jouit de 64 000 euros de produits exceptionnels. Une vingtaine de milliers proviennent du remboursement par l’État du trop payé par les Pirates suite à leur litige avec la Cour des comptes. L’institution en charge du contrôle du financement des partis (dont les membres sont nommés par la Chambre, et donc les députés membres des partis au pouvoir) avait refusé que les frais de campagne engagés par Daniel Frères en 2018 soient considérés comme un don (en nature) dans les comptes des Pirates. Le parti de Sven Clement avait remboursé le trop perçu par l’État en attendant le verdict de son recours devant les juridictions administratives, qui lui ont finalement donné raison. Ce qui explique l’opportun versement en 2021. Il est complété par l’aide au réemploi d’un salarié du parti recruté via l’Adem, enregistrée dans les produits exceptionnels… et donc permettant d’éloigner le couperet des 75 pour cent de financement public.

La contribution des mandataires est le deuxième plus important revenu des partis. Il s’agit de sommes versées par les élus (à la Chambre, au niveau des communes, au Parlement européen ou au gouvernement), « sur base des rémunérations ou indemnités touchées en leur qualité de mandataires politiques », explique la loi sur le financement des partis. En 2021, ces versements représentaient entre quinze (CSV et DP) et trente pour cent (LSAP) des revenus ordinaires des principaux partis. Ils font partie des problèmes pointés du doigt par le Greco. Entre 2007 et 2012, le groupe d’États contre la corruption (agissant sous l’égide du conseil de l’Europe) a contraint le Luxembourg à se mettre à jour en matière de financement de la vie politique. Une première visite des experts avait provoqué la loi de 2007, laquelle sortait le Luxembourg de la préhistoire démocratique. Il s’agissait ensuite dans ce cycle d’évaluation de contrôler la mise en œuvre du cadre légal du financement et de l’ajuster si besoin.

En 2012, le Greco a finalement livré un bulletin passable. Le Grand-Duché arrivé de tellement loin. Le Greco avait notamment « recommandé au Luxembourg » de préciser les règles applicables aux sommes reversées par les mandataires à leur parti. « Ces financements sont soumis au règlement intérieur de la Chambre des députés mais les règles sont différentes de celles sur le financement politique (loi électorale de 2003 et loi sur le financement des partis politiques de 2007), ce qui peut poser problème », écrivent les experts du Greco. Ils estiment ainsi que les apports de personnes morales à des parlementaires ne sont pas explicitement prohibés par le règlement Intérieur alors qu’ils le sont pour le financement des partis et, depuis janvier 2012, pour le financement des campagnes électorales. « Il reste théoriquement possible pour un parlementaire de collecter des fonds de personnes morales et de les reverser en tant que contribution spéciale de membre ou de mandataire à son parti, ou de les conserver pour financer en personne une partie de sa campagne », juge le Greco.

Le groupe de lutte contre la corruption déduit que, pour les élus, récolter des fonds (« dans des conditions pas toujours très claires ») puis les reverser au parti en tant qu’apport personnel ou « cotisation spéciale » conduirait « à masquer l’origine du versement ». « Par ailleurs, il semble n’exister aucun réel dispositif de supervision des déclarations de dons reçus par les parlementaires, au-delà de leur publication », assène le Greco. Mais l’institution pisse dans un violon puisque dix ans plus tard, ni la loi ni le règlement de la chambre n’ont été changés. Pour Alex Bodry, homme de droit et ancien patron du LSAP, la loi comporte une interdiction de recevoir des dons de personnes morales, directement ou indirectement. « Le député qui contourne la loi commet un délit. Et le parti qui l’accepte aussi », répond-il aux Land. Le dorénavant membre du Conseil d’État ajoute ne pas voir de « plus-value » à ce qu’une telle interdiction soit ajoutée au règlement de la Chambre. « Un député malhonnête ne le respectera pas comme il ne respecte pas la loi », complète-t-il. Le règlement de la Chambre est simplement écrit que les députés ne « sollicitent, ni n’acceptent ou ne reçoivent aucun avantage financier direct ou indirect, ou toute autre gratification, contre l’exercice d’une influence ou un vote concernant la législation, les propositions de résolution, les déclarations écrites ou les questions déposées auprès de la Chambre des Députés ou de l’une de ses commissions, et veillent scrupuleusement à éviter toute situation susceptible de s’apparenter à la corruption. »

Les versements des mandataires ne bénéficient d’aucune publicité. Ils sont tout juste (normalement) recensés dans les grands livres de comptabilité des partis qui sont remis à la Cour des comptes. Contactée cette semaine, cette dernière explique que les seules personnes habilitées à parler sont en congé. Dans son dernier rapport, au sujet des donateurs, elle note que tous les partis ont recueilli et recensé leur identité dans une liste, « à l’exception d’une composante du parti DP où le relevé fait défaut ». Dans l’ensemble et à l’exception de l’affaire Daniel Frères, la Cour des comptes trouve peu à redire.

Pierre Sorlut
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