CinEast, festival unique en son genre car entièrement dédié aux cinématographies des pays d’Europe centrale et orientale annonce sa quinzième édition avec un riche programme pour les amateurs de récits imagés et de convivialité toute balkanique. Au menu : une sélection de films ukrainiens, un focus sur l’étonnante production tchèque, des dégustations de mets délicieux et des concerts pleins de fougue comme celui de Goran Bregović prévu le 17 octobre à la Rockhal. Sans oublier les sept films en compétition officielle que devra visionner le jury international, présidé cette année par la réalisatrice macédonienne Teonora Strugar Mitevska. Passage en revue de quelques uns des films remarquables qui y seront dévoilés.
Légitime favori de cette compétition officielle, le lauréat de la Palme d’or en 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours revient avec un opus aussi dense que saisissant. Commençons par son titre énigmatique : R.M.N (2022). Soit les trois initiales d’un sigle résumant le programme politique de Cristian Mungiu, cinéaste roumain qui s’affirme ici en véritable radiologue de son pays. Rezonanta Magnetica Nucleara (RMN) est en effet l’équivalent de l’abréviation française IRM (Imagerie par Résonance Magnétique). Outre que l’invention du cinématographe est strictement contemporaine à celle des rayons X, le titre nous rappelle que la caméra a le pouvoir de rendre visible ce qui ne l’est pas à première vue, de faire entendre les sentiments qui affleurent sous les silences et les non-dits. De la Transylvanie, où se tient l’intrigue chorale de R.M.N., on connaît surtout le mythe de Frankenstein. Mais plutôt que la science-fiction, Mungiu est arc-bouté sur un cinéma de la réalité, ancré dans son époque et se confrontant à ses problématiques contemporaines les plus sombres – le populisme, la xénophobie, comme les effets dévastateurs de la mondialisation... Et si le cinéaste dresse au début quelques clichés en présentant à la veille de Noël de sublimes paysages enneigés, ce n’est que pour en révéler l’envers de ce lieu sauvage. Car derrière la beauté des forêts, les différentes cultures qui peuplent cette région sylvestre (Hongrois, Roumains et Allemands notamment) peinent à cohabiter ensemble. Pour ne rien dire des Gitans, qui y ont à peine le droit de cité.
Partagé entre sa passion pour Csilla (Judith State) et ses obligations familiales vis-à-vis d’Ana (Macrina Bârlădeanu), la mère de son fils, Matthias (Marin Grigore), le protagoniste errant et taiseux de R.M.N., est un spécimen brut du coin. Même si, en tant que Gitan susceptible d’être exposé à toutes sortes de discriminations, il est voué à demeurer un être solitaire. Ce qui en fait au fil des ans un animal bourru, proche en cela de l’animal emblématique de la région : l’ours, figure dont les habitants se masquent le visage à chaque nouvel an. Élevé à la dure, Matthias sait qu’il ne peut compter que sur lui-même, et c’est ainsi qu’il espère élever son fils malgré l’avis contraire d’Ana, qui veille sur le gamin avec beaucoup de douceur. L’imagerie médicale dont s’inspire le titre tisse autour de Matthias une curieuse toile familiale. C’est tout d’abord suite à un IRM que Matthias découvre chez son père une grave lésion au cerveau, une image que celui-ci scrute obsessionnellement sur son smartphone du bout des doigts. La source du mal est profonde mais elle reste cachée, imperceptible à l’œil. N’en reste que les symptômes se manifestant à la surface. De génération en génération, la question du voir (et de son régime de créance) se pose à nouveaux frais : on ne sait par exemple ce que le fils de Matthias a vraiment aperçu dans la forêt et qui l’effraie tant : un homme dangereux ?, un cadavre ?. L’énigme est ouverte.
Le jeu des apparences et de ce qui s’y dissimule s’étend à l’ensemble du film, depuis le silence équivoque de Matthias aux réelles motivations qui animent les revendications des paysans contre l’arrivée de deux employés sri-lankais au sein de l’usine à pain installée dans la région. Est-ce une haine de l’étranger, un énième repli identitaire en réaction à la perte de repères infligé par la mondialisation ? Est-ce plus largement une remise en cause des principes régissant l’ordre néolibéral ? Ou est-ce simplement un ras-le-bol populiste à l’égard des élites, un désir de revanche contre celles et ceux qui ne partagent pas le même (mauvais) sort qu’eux ? De pareils questions et doutes ont émergé en France au sujet du mouvement spontané des Gilets jaunes. Et c’est à ce niveau d’universalité que s’élève en fin de compte R.M.N., dès lors que celui-ci s’attaque au mode de production qui régit le monde et les trajectoires humaines. À l’instar de Bad Luck Banging or Loony Porn (2021) de Jadu Jude, une inquiétante séquence de parodie démocratique représente à la fois le point culminant et le point critique du film de Mungiu. On y reconnaît une tendance assez générale à vouloir s’exprimer sans en passer par les structures traditionnelles de la société. Avec, pour corollaire, des revendications qui peuvent à tout moment basculer dans la violence aveugle d’un lynchage raciste... Le film de Mungiu est un brûlot qui cristallise toutes les dérives à l’œuvre en Europe. À l’Est comme à l’Ouest.
D’autres films au sein de la compétition officielle se sont au contraire tenus à distance du tropisme du réalisme. C’est le cas notamment du singulier Other People (2021) d’Aleksandra Terpińska, qui multiplie les effets stylistiques tapageurs, quitte à se complaire dans le trash et le bullshit à tout prix. Dans l’univers gris de la Pologne d’aujourd’hui et d’une jeunesse en perdition incarnée par l’antihéros Kamil (Jacek Beler), visage buriné par les abus de toutes sortes, il n’y plus de place pour les sentiments. L’empathie est passée de mode. Tout est sujet à humiliation (obésité, homosexualité, petits boulots), tout est prétexte à l’autodestruction (cocaïne, alcool). La proximité de ce style avec l’univers du clip se mesure à ses répliques rappées, tant par le personnage principal que par un narrateur fantôme (Sebastian Fabijanski) commentant les faits de ce dernier. Difficile cependant d’aimer un film dont les personnages sont continuellement haineux ou cyniques, quand bien même la lutte des classes et des sexes qui s’y joue en constitue le prétexte de base – entre Kamil le gigolo-toxico et Iwona (Sonia Bohosiewicz), femme esseulée qui s’ennuie ferme dans sa vaste demeure. Soit tout l’inverse de Moja Vesna, fable familiale délicate et un poil apprêtée de la réalisatrice Sarah Kern, où la naissance d’un enfant permet à une famille en décomposition de se reformer. Ou encore de 107 Mothers, film lisse et bien sage de Peter Kerekes qui nous introduit dans une prison pour femmes d’Odessa et questionne le devenir de leurs enfants livrés à eux-mêmes. Quant aux trois derniers films de cette compétition (How is Katia ?, de Christina Tynkevych ; Gentle de László Csuja & Anna Eszter Nemes ; Occupation de Michal Nohejl), au spectateur de les découvrir cette semaine en se rendant directement au festival.