Artiste à la filmographie placée sous le signe du désir, Josef von Sternberg (1894-1969) a fondé toute sa carrière sur sa passion des actrices (Dietrich, Gene Tierney, Akemi Negishi), qu’il a su mieux que nul autre diriger et mettre en lumière. Littéralement même, car s’il est un réalisateur de renom, Sternberg est aussi un grand chef-opérateur, inventant un système d’éclairage inédit où des ombres sensuelles parfaitement dessinées dissimulent autant qu’elles révèlent la splendeur des corps féminins. The Shangai Gesture (1941) en constitue sans doute l’accomplissement technique. Quant au tournage de Der Blaue Engel (1930), premier film parlant de la UFA, il sut dompter l’indépendante Marlene Dietrich, qui deviendra sa muse pendant plusieurs années. Après ce coup d’essai réussi, la comédienne le rejoindra à Hollywood, où ils tourneront encore ensemble six longs-métrages pour le compte de la Paramount, de Morocco (1930) à The Devil is a Woman (1935). Une période pleinement créatrice au cours de laquelle l’amour et le travail tendent à se confondre.
Dans son avant dernier opus, The Saga of Anatahan (1953), qui se présente d’emblée comme un « Post-scriptum au conflit dans le Pacifique », sont rassemblées les recettes qui ont fait sa réputation. Adaptée du roman de Michiro Muruyama, qui fut l’un des survivants de cette tragique épopée, l’histoire narre les mésaventures de soldats japonais échoués sur l’archipel des Mariannes pendant sept années (1944-1951), à mi-chemin entre le Japon et la Nouvelle Guinée. Un trou perdu, volcanique, contraire à la vie humaine, bordé seulement par le ressac des vagues. Ne sachant rien du terme du conflit mondial, ces derniers continuent à surveiller la côte au cas où les Américains tenteraient un assaut contre l’île – une intrigue qui rappelle, plus récemment, Onoda, 10 000 nuits dans la jungle (2021) d’Arthur Harari. Mais le film de Sternberg se distingue en offrant une énième variante autour de la femme fatale, puisque le groupe de soldats se disloque dès qu’il découvre la présence sulfureuse de Keiko (Akemi Negishi), unique femme dans l’île, devenant l’enjeu et la cible de toutes les convoitises masculines... C’est d’ailleurs une constance chez Sternberg : les hommes se battent entre eux pour obtenir, en vain le plus souvent, les faveurs d’une femme, qui sait utiliser ses charmes naturels pour manigancer, manipuler, arriver à des fins tactiques, à l’instar de The Scarlet Empress (1934) et de l’ascension opportune de la reine Catherine II (Marlène Dietrich). Pourtant le réalisme, comme la vraisemblance, n’intéressent que très peu Sternberg, plus porté sur la création artistique d’un milieu d’aspect exotique pour en faire une fable universelle. Ainsi les échanges en japonais ne sont-ils jamais traduits, résumés avec distance par une voix narratrice qui en souligne les enjeux, l’intrigue, et parfois même les enseignements moraux. La décadence des mœurs, répétée de film en film, obsède également le cinéaste.
Tout concourt dans The Saga of Anatahan à susciter le désir, à le refléter, à en souligner l’abîme aussi, telle la jungle hostile dans laquelle s’enfoncent aveuglément les soldats nippons qui se voit endosser une fonction psychologique – épaisse forêt anarchique dont les clairs-obscurs, avec leur part lumineuse et leur point d’aveuglement, renferment des désirs méconnus. Il en est de même du mouvement incessant des vagues, métaphore de ce désir infini, dévorant, de cette activité vitale écumante. Enfin il y est question d’un mal invisible, car intérieur, celui dont la jolie Keiko est la figure révélatrice : désir sexuel qui ronge ces mâles en rut, qui boivent pour noyer leur chagrin, leur éloignement, leur faillite morale.