Sur Twitter, une femme noire anglophone est victime de racisme toutes les trente secondes... C’est la conclusion statistique à laquelle sont parvenues l’ONG Amnesty International et l’entreprise Element AI (productrice de logiciels d’intelligence artificielle). En 2018, ces organismes ont réalisé ensemble une étude sur 6 500 volontaires. Objectif : analyser 228 000 tweets envoyés à plus de 750 femmes noires durant l’année 2017. Des femmes qui, pour la plupart, étaient politiciennes ou journalistes exerçaient leur profession en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Résultat : 1,1 million de messages à caractère « problématiques et/ou abusifs » ont été envoyés en un an. « Nous disposons des données pour corroborer ce que les femmes nous disent depuis longtemps : Twitter est un endroit où le racisme, la misogynie et l’homophobie prospèrent essentiellement sans contrôle », déplorait à l’époque Milena Marin, responsable de la recherche chez Amnesty International.
Incitation à la haine Cette réalité virtuelle, sexiste et raciste, semble mieux prise en compte par les institutions judiciaires francophones. À l’image du procès en correctionnelle remporté, le 6 janvier, par l’activiste afro-descendante Antonia Ganeto contre le raciste Marcel M. Ce dernier a été condamné à payer une amende de 1 500 euros, à verser 1 euro symbolique à Ganeto ainsi que la somme de cent euros à titre d’indemnités.
Rappel des faits. Après la « grève des femmes » du 7 mars 2020, qui avait réuni plus de 2000 personnes dans les rues du Luxembourg, une photo de la porte-parole de Finkapé est détournée sur Facebook par le politicien de l’ADR, Tom Weidig. Sur le cliché, on voit l’activiste luxembourgeoise d’origine cap-verdienne Antonia Ganeto s’exprimer avec un mégaphone sur lequel est apposé un sticker reprenant le titre provocateur d’une pièce de théâtre : « Le Luxembourg, malhonnête grosse merde ». Le mégaphone comme le sticker désobligeant appartiennent au collectif Richtung 22 : un groupe artistique connu pour ses critiques acerbes de la société luxembourgeoise. Le 7 mars, ce collectif a donc prêté son porte-voix à quatre des organisatrices de la manif’ (dont Antonia Ganeto) afin qu’elles puissent s’adresser aux manifestants…
En relayant la photo sur la page Facebook « Dat ass och Lëtzebuerg » (Ceci est aussi le Luxembourg), page à forte tendance nationaliste, Tom Weidig cherche à réduire Antonia Ganeto au sticker litigieux. Pour faire passer l’activiste afro-descendante comme autrice ou diffuseuse d’un message ordurier contre le Luxembourg. Intro de post signée Weidig : « Cette photo dit tout… Un sticker ‘grosse merde’ hostile au Luxembourg. Un sticker d’extrême-gauche susceptible de provoquer de la violence. »
Des propos juridiquement millimétrés qui vont provoquer plusieurs commentaires haineux sur la page « Dat ass och Lëtzebuerg ». Parmi les plus violents, celui de Marcel M : « Ces connasses, si ça leur plaît pas le Luxembourg : ouste ! On les envoie sur la lune ou carrément au Congo. Et là, elles pourront faire aux singes des nœuds dans leurs queues, surtout bien loin de nous ».
Avant même le dépôt de plainte d’Antonia Ganeto, le 9 mars 2020, un rapport de signalement de contenu illégal a été transmis, via la plate-forme « Be Secure Stopline », aux autorités policières. Instruite avec célérité par le Parquet, l’affaire a abouti au procès qui s’est déroulé, le 8 décembre dernier, devant la 9e chambre du Tribunal correctionnel. Dans le box des accusés : Marcel M. Mais pas le prudent Tom Weidig. Pourtant à l’origine du shitstorm virtuelle, alimenté par le commentaire raciste et sexiste de M, Tom Weidig a échappé à toute poursuite...
Victoire judiciaire Renonçant à l’assistance d’un avocat, M ne partait pas avec toutes les chances de son côté. Accusé par le substitut du procureur d’État « d’avoir incité à la haine à l’égard d’une personne à raison de l’appartenance au sexe féminin et en raison de la couleur de sa peau ».
Reconnaissant être l’auteur du commentaire incriminé, Marcel M s’est enfoncé devant le tribunal avec des « explications » vaseuses. Comme le décrit froidement le jugement : « Il déclare que, bien qu’une femme de couleur fût représentée sur la photo en question et qu’il a spécifié qu’elle devait retourner au Congo, son commentaire s’adressait à tout le monde à qui la vie aux Luxembourg ne convenait pas, y inclus les Luxembourgeois. Il précise ne pas avoir pu tolérer les affirmations inscrites sur la banderole et sur l’autocollant et qu’il était enragé à tel point d’avoir diffusé le commentaire en cause ». Aggravant son cas, le prévenu a encore affirmé durant le procès : « Je voulais qu’ils disparaissent au plus loin » (« Ech hu se alleguer wäit ewech gewënscht ») tout en soutenant que sa publication « ne contient pas le moindre appel à la haine ».
Des tentatives pathétiques qui n’ont pas convaincu les magistrats : « Le choix des termes employés par le prévenu tendant à envoyer une personne de couleur dans un pays africain ne saurait être un pur hasard. Le Tribunal retient que le choix du prévenu était délibéré et qu’il a dès lors visé une catégorie de personnes qui se distinguent par leur sexe féminin et par leur couleur de peau. Il exprime ouvertement son aversion quant aux personnes visées, à savoir des femmes et des personnes de couleur en les qualifiant de ‘Wouscht-Kettien’ [femmes viles et méprisables] et en voulant les envoyer sur la lune ou au Congo. Les propos du prévenu sont de nature à susciter auprès de la population des sentiments et des réactions d’hostilité et de mépris à l’égard des personnes visées en raison de leur sexe et de leur origine. »
Un jugement qu’Antonia Ganeto qualifie de « victoire en demi-teinte » : « J’espérais que le Tribunal suivrait les réquisitions du substitut du procureur [trois mois de prison avec sursis assorti d’un stage obligatoire au sein d’un organisme de prévention de la radicalité]. Pour davantage ‘dé-banaliser’ et criminaliser ce type d’appels à la haine », précise l’activiste luxembourgeoise. « Ce jugement me conforte à continuer à mobiliser et sensibiliser sur les conséquences de ces appels à la haine ainsi qu’inviter la justice à y rester attentive et remplir son rôle répressif. J’encourage donc les afro-descendants à déposer plainte s’ils sont victimes de propos racistes. Oui, c’est vrai, c’est une démarche douloureuse qu’il faut anticiper puis dépasser. Mais c’est indispensable ! Les afro-descendants résidant au Luxembourg ne doivent rien laisser passer en termes de hate speeches. La peur doit changer de champ. Notre silence ne nous sauvera pas. »
Le futur procès Djunga Depuis 2018, Cécile Djunga, comédienne et présentatrice météo à la RTBF, a pris une dimension d’activiste dans son pays. Suite à sa dénonciation-vidéo des propos négrophobes dont elle fait l’objet de la part de téléspectateurs et internautes belges. L’émouvant message antiraciste de l’afro-descendante a été vu par des millions de personnes sur les réseaux sociaux, médiatisé jusqu’à dépasser les frontières belges. La jeune femme d’origine congolaise s’est vue notamment invitée à raconter son calvaire raciste à l’Onu (Genève) et sur plusieurs plateaux télés français.
Depuis son engagement sur la RTBF, en 2017, les attaques racistes sur le net n’ont jamais cessé. Djunga encaisse d’abord et garde le silence. Jusqu’à ce qu’une téléspectatrice appelle le service météo de la RTBF pour se plaindre que Cécile est « trop noire pour passer à la télé. » Là, la jeune femme « craque ». Et révèle cet énième propos raciste dans une vidéo Instagram. C’est la goutte d’eau négrophobe qui a fait déborder le vase structurel. Sans fards, la jeune femme dénonce le racisme qu’elle subit depuis qu’elle travaille à la télé publique belge mais aussi la manière dont les personnes noires sont traitées à la télévision.
De sa propre initiative, le parquet de Bruxelles ouvre une information judiciaire concernant ces insultes racistes. Base légale : la loi anti-discrimination. L’enquête a été confiée à la Federal Computer Crime Unit qui a épluché les messages à caractère raciste reçus par la présentatrice ou par la RTBF. Au total, Cécile Djunga a déposé une dizaine de plaintes. Au terme de ces procédures, seule une personne est poursuivie. L’enquête de plus de deux ans a mené au procès en correctionnelle qui s’est ouvert, le 5 janvier dernier, au Palais de Justice de Bruxelles.
Comme M, le prévenu belge, AV, est poursuivi pour « incitation à la haine raciale » après diffusion, en 2018, de propos racistes et menaçants pour commenter une vidéo de Cécile Djunga sur Youtube. Toujours comme Marcel M, AV a refusé l’assistance d’un avocat... Ce qui a fortement déplu au juge, estimant que l’accusé n’était pas capable de se défendre tout seul. Le magistrat a donc demandé au bâtonnier de désigner un avocat commis d’office. L’audience a été reportée au 9 mars 2021.
En consultant la jurisprudence belge en matière de « hate speechs », on note qu’il arrive à certains tribunaux de faire preuve de sévérité. Par exemple, le 4 décembre 2019, le Tribunal correctionnel de Liège a condamné la citoyenne J.B. pour ses propos racistes diffusés sur Facebook contre les Camerounais. Sanction : une peine de quatre mois de prison avec sursis, assortie d’une d’amende de 1 200 euros...
Ne plus se laisser faire ! En France, c’est la célèbre journaliste et féministe antiraciste Rokhaya
Diallo qui, fin décembre, a déposé plainte en justice. Suite aux propos violemment racistes émis par une auditrice lors de l’émission « Les vraies voix », diffusée sur Sud Radio. Attention, les voici : « Si Madame Diallo n’avait pas bénéficié de tout ce que donne la France, je crois qu’il y a de fortes chances qu’elle serait en Afrique, avec trente kilos de plus, quinze gosses, en train de piler le mil par terre et d’attendre que son mari lui donne son tour entre les quatre autres épouses ».
En une seule phrase, cette auditrice de Sud Radio a enchaîné les pires clichés négrophobes et sexistes sur l’Afrique. Nommément visée, Rokhaya Diallo a décidé de l’attaquer en justice. Régulièrement victime d’attaques racistes et sexistes, il faut se souvenir que la journaliste française a remporté le procès qu’elle avait intenté, en 2014, contre un jeune homme qui avait appelé à son viol sur Twitter. En des termes orduriers ne souffrant aucune ambiguïté : « Il faut violer cette conne de Rokhaya, comme ça, fini le racisme » … Résultat judiciaire : une condamnation à 2 000 euros d’amende, dont 1 400 avec sursis.
En général, les tribunaux français se montrent plus sévères que leurs homologues belges et luxembourgeois dans la répression des discours de haine. Pour autant, au vu des efforts psychologiques et financiers qu’exigent une procédure judiciaire, certaines et certains pourraient se demander : Pourquoi est-ce si important de déposer plainte ?
Sur la même longueur d’ondes que Ganeto, Rokhaya Diallo répond sans détours à cette question : « Tout simplement pour rappeler que le droit et la loi existent. En France comme ailleurs en Europe, des dispositifs antiracistes permettent aux personnes qui sont victimes de racisme d’obtenir une réponse judiciaire et de sanctionner les auteurs. J’ai porté plainte pour signifier que, d’une part, il n’est pas possible de m’insulter dans la sphère publique sans conséquences et, d’autre part, rappeler l’existence de ces dispositifs juridiques conçus pour protéger les personnes exposées à de propos haineux et racistes ».
Mais qu’est-ce que cela peut changer ou modifier ? « À mon niveau, la personne qui m’a injuriée n’est pas très à l’aise depuis qu’elle sait que j’ai déposé plainte. J’imagine que ça la fera réfléchir aux propos qu’elle tiendra à l’avenir dans l’espace public », répond Rokhaya Diallo. « Ensuite, j’utilise ma visibilité publique pour signifier à toute personne susceptible d’exprimer ce type de propos haineux que cela peut et doit faire l’objet d’une riposte judiciaire. Ce qui présente la vertu potentielle d’être dissuasif et de signaler qu’on ne se laisse plus faire... »