Comment en est-on arrivé là ? Entretien avec l’épidémiologue Michel Pletschette sur ce que révèle la crise Covid-19

« Incurie politique »

Livraison de matériel médical, mercredi dernier, au Centre hospitalier Emile Mayrisch à Esch
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 10.04.2020

d’Land : Comment expliquez-vous le manque de préparation des pays européens face à cette pandémie ?

Michel Pletschette : Il y avait d’abord une phase de déni de la part des gouvernements. En Europe, on n’a pas reconnu à temps que la pandémie avait franchi un seuil critique, et qu’il fallait réagir d’urgence. Cela était en partie lié à l’incapacité de dégager des informations sur ce qui se passait réellement à Wuhan. À ce moment déjà, on commençait à sentir l’impact de l’absence d’une collaboration internationale suffisamment forte. Mais plus fondamentalement, ce qui explique pour une grande partie la situation actuelle, c’est la confiance absolue, éperdue, dans le marché. Ignorer le fait que pour la fourniture de masques et d’autres matériels de protection nous dépendions entièrement de la Chine, un pays d’où partent tous les ans les vagues de grippe et qui risquait donc d’avoir besoin pour lui seul de toute sa production, cela témoigne d’une ineptie et d’une incurie politiques. Toutes les discussions sur la politique de la santé menées ces dernières décennies concernaient uniquement ses coûts. Elles ne concernaient pas du tout les infrastructures, le développement de la santé publique, la prévention. Il y a enfin la tétanie engendrée par la mode « alarmiste » qui règne depuis un certain temps dans les milieux épidémiologiques. En moyenne, une douzaine d’alertes sanitaires sont notifiées chaque semaine. Cette intoxication mène à une situation où les autorités sont incapables de départager et de réagir.

Pourtant, dès 2006, la Commission européenne avait demandé aux États membres d’élaborer un plan pandémie. Le scénario retenu à l’époque était très proche de celui que nous vivons actuellement.

Ces plans pandémie européens se concentraient sur la pire des hypothèses, celle d’un départ de pandémie de type infection respiratoire à diffusion rapide et mortalité élevée comme la grippe espagnole. Or, les plans élaborés par les États membres ne décrivaient que les opérations pendant les premières phases de réaction. Ils n’entraient pas dans le détail des mesures à prendre en dehors du domaine sanitaire, notamment pendant la « phase 3 », celle de la généralisation de la transmission et de l’arrêt de la vie économique et sociale, dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Pour faire cela, il aurait fallu quitter le seul domaine de la santé et adopter une approche multisectorielle. Mais la plupart des États membres ont préféré ne pas s’avancer sur la question des préparatifs économiques, ce que la Commission a d’ailleurs souvent relevé.

On assiste actuellement à une forme de piraterie d’État avec comme objectif l’accaparement de masques, de respirateurs et de médicaments. C’est le chacun pour soi. Cet éclatement de la coopération internationale vous a-t-il surpris ?

Chacun prend des décisions unilatérales, en partie complètement insensées, comme la fermeture des frontières. Les États se sont enfoncés dans un réflexe d’autoprotection, alors que certains ont détruit leurs propres stocks de masques de protection peu avant la crise sanitaire ou n’en ont jamais constitués. Si dès la fin janvier, au moment où Wuhan était bouclé, tous les États membres avaient communiqué leurs besoins prospectifs en matériel au mécanisme de centrale d’achats mis en place par l’UE, on n’en serait pas arrivé à la situation actuelle de pénurie. Plus personne ne semble croire à un approvisionnement conjoint, pourtant prévu par une règlementation européenne ad hoc. Tout le monde s’est pressé de passer en dehors de ce système et cherche désormais à se constituer son petit stock de la semaine. En fin de compte, les gouvernements n’écoutent ni l’Organisation mondiale de la santé, qui a pourtant une réelle expertise, ni la Commission européenne à qui on n’a concédé aucun leadership.

Comment voyez-vous le rôle de Pékin dans la crise sanitaire mondiale actuelle ?

La Chine a une biodiversité énorme et une densité de population très élevée. C’est un territoire très vulnérable aux maladies émergentes. Mais c’est également une puissance scientifique exceptionnelle. Une quantité énorme de publications chinoises paraissent, certaines de très haute qualité. Sur les deux dernières décennies, les chercheurs chinois se sont projetés au premier rang. Or, on continue à les ignorer. Pékin soutient à présent la lutte contre le Covid-19 dans de très nombreux pays, sa situation s’étant améliorée, elle dispose de ressources et le fait savoir. Accuser les autorités de Pékin de faire de la diplomatie sanitaire, cela me paraît un peu hypocrite. Comme si les grandes puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, n’avaient jamais utilisé la diplomatie sanitaire… Ce sont elles qui l’ont inventée !

Pour endiguer le Covid-19, de nombreux gouvernements européens veulent lancer des applications digitales. Pensez-vous qu’elles seront efficaces ?

Les succès dans l’endiguement des transmissions en Chine ou à Singapour ne s’expliquent pas par les moyens technologiques mais par l’organisation sociale et le fin maillage du dépistage. Les applications digitales peuvent avoir une valeur ajoutée mais qu’à condition qu’il y ait une forme de discipline collective face à l’épidémie. Prenez Singapour : c’est un pays très ordonné sur le plan hygiénique. Cracher par terre y est par exemple sévèrement puni. Cela a pu faire sourire, mais reflète aussi des décennies d’expériences dans la lutte contre des épidémies.

En Europe, les pressions pour mettre rapidement en œuvre une stratégie de sortie du confinement se font plus fortes. La politique devra-t-elle trancher entre impératifs sanitaires et économiques ?

J’aimerais reformuler la question : Disposons-nous vraiment de projections économiques suffisamment robustes pour saisir le rapport bénéfice-risque de certaines de ces stratégies ? Personnellement, je trouverais très ironique si on en venait à réaliser que le seul moyen d’assumer ce risque était la planification économique. Celle-ci permettrait de relancer sélectivement les secteurs économiques prioritaires pour assurer les premiers besoins de la population. C’est d’ailleurs ce que les autorités chinoises avaient fait après l’épidémie du coronavirus SRAS de 2003 ; et cela leur avait permis une sortie rapide de la pause imposée à l’activité économique. Mais évidemment ceci ne semble pas être envisagé aujourd’hui.

Mais ne faudra-t-il pas accepter à un moment que la maladie se propage, de manière « contrôlée » ?

Je suis très inquiet face au niveau de cynisme qui peut se dégager des discussions autour des stratégies de sortie. Il faut se rappeler qu’en 2003, lors de l’épidémie SRAS, il n’y a pas eu de deuxième vague, ni en Chine ni au Vietnam, suite au confinement très strict. Un rebond de l’épidémie n’est donc pas une fatalité à laquelle il faudrait se résigner. Mais si on lève les mesures de confinement trop tôt, le retour des infections sera terrifiant. Et on ne va pas être tellement mieux préparé d’ici quelques mois. Au contraire : le personnel en soins intensifs sera encore plus épuisé, les différentes installations médicales encore plus usées et le stock en médicaments encore plus entamé.

L’industrie pharmaceutique est actuellement engagée dans une course à qui trouvera en premier un vaccin contre le Covid-19.

Il ne faut pas oublier qu’aux premières difficultés et à l’extinction de l’épidémie, l’industrie avait laissé tomber le développement d’un vaccin contre le coronavirus SRAS. Pas par méchanceté, mais par simple calcul économique : les firmes pharmaceutiques misent sur ce qui rapporte beaucoup pendant longtemps. Elles bénéficient à présent d’un environnement de régulation et d’un soutien académique très favorables : les meilleurs cerveaux sont à leur disposition et des milliards d’euros seront injectés dans leurs laboratoires de recherche et capacités de production. Les risques inhérents à leur recherche et développement sont totalement externalisés. Mais l’initiative est laissée aux industriels qui font et défont les projets sans véritable contrôle public sur les processus de développement.

Selon vous, les directeurs de recherche des firmes pharmaceutiques détiendraient donc un pouvoir démesuré ?

Oui, mais ils ne sont pas forcément à la hauteur, faisant autant d’erreurs que les cadres publics, ce qui est normal mais souvent ignoré. Prenez Patrick Vallance qui avait conseillé à Boris Johnson d’appliquer cette funeste « immunité collective », un concept purement théorique sorti des livres de médecine. Avant d’être nommé « chief scientific advisor » du gouvernement britannique, Vallance présidait le département R&D de GlaxoSmithKline. Sa compréhension des politiques publiques se révèlera très limitée.

En conclusion, je voulais revenir à une remarque que vous faisiez en 2013 lors d’un séminaire au Collège de France : « Parfois une catastrophe reste invisible car on ne lui attache aucune perspective d’intervention ». Certaines épidémies, comme le choléra, continuent ainsi de sévir sans que cela ne fasse plus réagir.

Il y avait cette perception de la pandémie comme quelque chose d’obligatoire à laquelle on ne réagissait même plus. Au point que les instruments basiques de contrôle épidémiologique ne sont pas mis en place, on l’a vu de nouveau en 2020. Dans beaucoup de pays, il n’y a pas de recensement global de la population ; des millions de personnes peuvent gravement souffrir, voire mourir, sans que cela n’apparaisse dans les statistiques. Les pandémies émergent par une collusion de facteurs socio-économiques et écologiques. Cela fait un moment qu’on le sait, tout en restant étrangement indifférents à ces causes profondes. On publiait beaucoup d’articles descriptifs dans les revues scientifiques mais on n’intervenait pas sur le terrain. En 2004, la Chine a ainsi monté un laboratoire de virologie très performant à Wuhan mais sans prendre de mesures pour interdire le commerce d’animaux potentiellement porteurs de nouvelles maladies. Et, surtout, partout dans le monde, on a affaibli les systèmes sanitaires de base, alors qu’historiquement, ce sont eux qui ont permis de vaincre les épidémies. Cela reflète une idéologie foncièrement malthusienne qui est basée sur l’idée qu’une minorité aristocratique peut gérer tous les problèmes du monde.

Bernard Thomas
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