La semaine dernière, le Tout-Luxembourg se pressait aux Rencontres d’Arles où l’exposition de Daniel Wagener, lauréat du Luxembourg Photography Award, démarrait sous un soleil de plomb

Des spritz et des éventails

L’autel à la consommation dressé par Daniel Wagener
Foto: Armand Quetsch
d'Lëtzebuerger Land vom 14.07.2023

Cela commence dans le TGV qui relie Luxembourg au Sud de la France. On y croise une première tête connue du monde culturel luxembourgeois, Anouk Wies, longtemps à la tête du Cercle Cité, désormais en charge de la culture à l’Uni.lu. Cela se poursuit en arrivant à l’hôtel où l’on salue Beryl Koltz, responsable de l’image de marque du pays. Dans une librairie spécialisée, on claque la bise à la comédienne et metteuse en scène Sophie Langevin… Ce n’est encore rien par rapport à ce qui nous attend une fois arrivé à la Chapelle de la Charité, lieu dévolu depuis sept ans à la participation luxembourgeoise aux Rencontres d’Arles (après une parenthèse l’année dernière où l’exposition-hommage à Romain Urhausen se tenait à l’espace Van Gogh). Là, on a l’impression de feuilleter un Bottin mondain : tout le staff de Lët’z Arles, les directions et représentants d’institutions culturelles et du ministère de la Culture, l’ambassadeur du Luxembourg en France, le maire d’Arles, le directeur des Rencontres, pas mal de journalistes et des Luxembourgeois en villégiature dans la région, mais finalement très peu d’artistes. En revanche, la Grande-Duchesse était présente pour, après Cannes ou Venise, « montrer son soutien à l’art luxembourgeois » (surtout quand il se passe au soleil). Tout ce beau monde agite des éventails et boit du Chandon-Spritz en se plaignant de la chaleur et des moustiques plutôt qu’en commentant l’exposition. Au fil des années, Arles est devenu un rendez-vous incontournable en ce début d’été, avec les mêmes têtes et les mêmes conversations.

Il y a cependant du changement cette année avec la création du Luxembourg Photography Award. L’acronyme Lupa permet à Florence Reckinger, promotrice du projet, de jouer sur les mots : « Lupa, c’est la loupe et c’est ce que nous faisons : poser une loupe sur un jeune artiste et son œuvre pour le mettre en lumière. C’est aussi la louve romaine qui élève et protège sa progéniture ». Et la présidente de Lët’z Arles d’ironiser sur la composition exclusivement féminine de son équipe « qui ne manque pas de mordant ». Ce prix est attribué à deux artistes. L’un, Daniel Wagener, expose à Arles et l’autre, Rozafa Elshan, bénéficie d’un mentorat sous forme d’une résidence de trois mois en partenariat avec l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles.

Un seul artiste exposé, cela permet de mieux investir l’espace de la chapelle, déjà saturé de tapis fleuris, de retables, de mobilier et de sculptures baroques et de colonnes massives. Un lieu d’autant plus difficile à occuper qu’il est classé, avec son intérieur, comme monument historique, ce qui suppose un degré de protection tel qu’on ne peut même pas y planter un clou. Un lieu en contraste complet avec le monde de Daniel Wagener, lui si discret qui préfère laisser parler les autres de son travail. Désacralisée, la chapelle n’en reste pas moins chargée de symboles avec rien de moins que quatre autels. Plutôt que de subir le poids de l’Histoire et de la religion, l’artiste contourne les obstacles, masque l’accès à la nef et crée son propre autel, connectant ainsi le lieu à la contemporanéité. « Il a délibérément placé son installation au centre, obstruant ainsi le point d’attraction initial de la chapelle, l’autel », détaille Danielle Igniti, curatrice de l’exposition. Son nouvel autel, une étagère industrielle de cinq ou sept mètres de haut, est voué, non sans ironie, au culte néolibéral de la consommation, « comme une nouvelle spiritualité ». Cette construction ressemble à un stock de magasin de bricolage où sont entreposés des matériaux, mais ici, se sont des photos de grande taille qui ornent les rayons. Les images aux cadrages étudiés montrent des chantiers, des morceaux de façades, des briques, des carrelages, des plantes (des vraies et des fausses), des meubles, des véhicules. Nombre de détails qui illustrent le goût parfois très discutable des humains bâtisseurs et qui mettent en évidence des aspects des villes qu’on ne voit plus ou qu’on préfère oublier. Le photographe agit comme un archéologue. Il fouille, excave, déracine, met au jour les traces que nous laissons sur notre passage, jamais neutre. Il interroge ainsi les transformations sociales et fonctionnelles de l’endroit en dégageant les strates qui se sont superposées.

L’installation happe le regard par les couleurs saturées et vives voulues par l’artiste qui est aussi imprimeur et graphiste. L’ensemble aboutit ainsi à des scènes presque abstraites où, par leur arrangement, les images entrent en dialogue entre elles : un mur carrelé côtoie une grille, un ciel bleu se colle à un mur azur, une chaise et une étagère semblent du même bois. Elles se confrontent aussi au cadre de l’exposition : Les plaques de marbre photographiées font écho aux marbres peints de la chapelle, des tubes métalliques d’échafaudage en image rappellent ceux utilisés pour le support lui-même. D’autres photos sont posées sur des petits chariots amovibles rappelant les trolleys de magasins de meubles, comme si ces photos allaient être acheminées vers un autre endroit, un stock, un rebut, une décharge.

L’installation s’appelle Opus incertum, un terme emprunté à la maçonnerie romaine qui désigne la construction de murs sans mortier, à partir de petits blocs, de carreaux cassés et de briques disparates. Ce « travail incertain » s’avère souvent plus solide et plus durable que certaines œuvres actuelles. Une manière aussi de rendre hommage aux travailleurs anonymes qui construisent nos bâtiments et nos villes. Car sur les photos, il n’y a aucune personne et, par cette absence, Daniel Wagener leur redonne une visibilité. Comme s’il nous disait « tout ce que vous voyez a bien été fabriqué », car il faut des mains pour façonner ces décors urbains que nous traversons sans les voir. Daniel Wagener ne se dépare jamais de ce sens de l’humour (que la curatrice qualifie de « bruxellois », où il vit) qui rend son propos plus léger et la réalité de ce qu’il montre plus supportable. « J’aime sa façon de regarder le monde, d’observer notre environnement, avec un œil sérieux et un œil riant. L’air de rien, il nous livre une interprétation féroce de notre vie de citadin », déclare Danielle Igniti. Elle qualifie finalement ce travail de « poésie urbaine qui sublime l’utile ».

La frontière est ténue

« Les Rencontres d’Arles se font l’écho de l’état de conscience de notre monde », annonce Christoph Wiesner son directeur. Et en effet, rarement la programmation a été aussi proche du documentaire, ou aussi éloignée de la photographie plasticienne encore à l’honneur il y a peu. Plusieurs expositions exhument des images oubliées, les mettent en scène et en décrivent le contexte. Elles n’ont pas été retenues pour leur valeur artistique, la qualité de leur cadrage, la réflexion sur leur composition, mais pour ce qu’elles disent et montrent d’une certaine époque ou de certains lieux. Il en va ainsi de Casa Susanna, l’impressionnante collection de 340 photographies des années 1950 et 1960 retrouvées sur un marché aux puces de New York. Ces images d’archive racontent l’histoire d’une Amérique longtemps cachée, celle d’hommes travestis en femmes d’intérieur. Pas des drag queens flamboyantes comme on en voit aujourd’hui, mais des figures d’épouses modèles, dans un quotidien domestique telles que diffusaient les publicités de l’époque.

Archives aussi que celles du Studio Rex du quartier de Belsunce à Marseille que Jean-Marie Donat fait découvrir dans l’exposition Ne m’oublie pas. Des centaines de femmes et d’hommes venus du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne s’y sont fait photographier pour obtenir des documents officiels ou pour envoyer un souvenir à leur famille. Des dizaines de « photos de portefeuilles », de celles qu’on transporte quand on sait qu’on ne reverra pas la personne d’aussitôt émaillent aussi l’exposition. On est frappé par le sérieux des regards et des poses de ces gens qui vivent l’exil. Archives toujours avec Entre nos murs qui retrace une histoire de l’Iran des années 1950 à aujourd’hui à travers la construction, la vie, puis la destruction d’une maison de Téhéran.

Travail historique et sociologique au Pays de sang où Spencer Ostrander retourne sur les lieux de tueries de masse. Les textes de Paul Auster expliquent pourquoi cette violence est intrinsèque aux États-Unis. Tout l’inverse des images qu’Agnès Varda réalise à Sète à la fin des années 1940. Elle photographie la vie locale du quartier populaire de la Pointe courte, prémisse de son premier long métrage avec Philippe Noiret et Silvia Montfort.

Quelques années plus tard, Saul Leiter montre l’importance des détails et des petits riens du quotidien. La rétrospective de son travail invite, entre noir, blanc, et couleurs, à une déambulation dans les rues de New York, faite de petits fragments d’images apposés, trouvailles esthétiques et inventions optiques.

Photographie vernaculaire et archives, images oubliées ou recherche documentaire, la frontière est ténue entre tous les supports qui rendent compte du monde.

Opus Incertum de Daniel Wagener est à voir jusqu’au 24 septembre à la Chapelle de la Charité à Arles.
En février 2024, l’exposition sera présentée au CNA

France Clarinval
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