Art contemporain

L’art du flou

d'Lëtzebuerger Land vom 07.07.2023

Chaque année – c’est dire qu’elle travaille assidûment – Sandra Lieners expose une avancée de son travail. Cette année, chez Fellner contemporary, la série s’appelle abstract/extract.

On a beaucoup dit, depuis qu’elle est apparue sur la scène artistique luxembourgeoise en 2014, qu’elle était influencée par le street art (les graffiti), l’espace urbain (des affiches collées les unes sur les autres, lacérées), voire des scènes de rue avec des personnages (photographies instantanées au smartphone). « Des inputs visuels, qu’elle met en place comme un Gesamtkunstwerk », d’après Paul di Felice dans l’introduction du catalogue The Book qui vient de paraître. Il insiste néanmoins sur le travail de peintre en atelier. Sa référence, d’après les propres dires de Sandra Lieners, est Michel Majerus, auquel on peut ajouter, Tina Gillen, qu’elle cite dans une interview à culture.lu, à l’occasion de la présente exposition.

Abstract/extract, voilà un titre d’exposition concis, pour une production nouvelle, floue ou floutée. On reverra aussi la série Supersize de l’exposition Interlude que l’on avait pu voir chez Ceysson & Bénétière l’année dernière. Pourquoi pas revoir ces pièces qui évoquent une silhouette de fantôme et un bestiaire ? Une sorte de bison, une chèvre, un oiseau qui sont des découpes de bois recouvertes d’épais traits à la peinture à l’huile noire. On apprendra que ce sont des (très) grands agrandissements d’extraits d’autres œuvres. Ou la petite pièce Sour yellow, une sorte d’écriture qui fait penser à des bandes d’hiéroglyphes (jaunes superposées sur fond gris , 40 cm x 70 cm), également une reprise de 2022 et l’iconique grande toile 124-051 de la série de 2018, Beyond the surface, New York (180 cm x 200 cm).

Cette pièce contient tous les éléments qui ont « fait » Sandra Lieners : des lettres (ici sous la forme d’une plaque minéralogique américaine), une bande de peinture verticale, qui jouxte la partie principale du tableau (que l’artiste appelle « témoins »). On la verra ici aussi, au sous-sol et en effet, elle nous rapproche de la première œuvre de la présentation actuelle, abstract/extract. À commencer par les couleurs, marron et essentiellement des rouges redder, red, reddest, une gradation d’intensité et d’occupation de surface de la toile. C’est un triple diptyque qui accueille le visiteur, comme un tapis au sol, puis qui monte au mur ou à la cimaise, lieu habituel de l’accrochage des œuvres dans une exposition.

La bande étroite est cette fois horizontale et peut faire penser à une prédelle d’un tableau d’autel. On n’oubliera pas que Sandra Lieners a étudié à l’Accademia di Belli Arte à Florence (2014-2016). Les éclaboussures de couleurs rouges, elles, peuvent évoquer les Actionnistes viennois. La jeune femme, qui vit entre le Luxembourg et la France n’a certes que 33 ans. Elle n’était pas née quand les Otto Muehl, Günter Brus et Hermann Nitsch ont œuvré dans les années 1960. Mais elle a étudié à la Angewandte à Vienne en 2016 et 2018. La parenthèse de sa résidence new yorkaise de 2017, grâce au Edward Steichen Award, est évoquée dans l’emblématique 124-051 Beyond the surface, New York.

Pour s’approcher de redder, red, reddest, il faut marcher sur du papier au sol, qui provient de son à l’atelier. Le rez-de-chaussée, si petit de la galerie, présente encore des éléments récurrents depuis le début de la production de Lieners, comme l’étalon chromatiques où elle teste les couleurs ou les restes de tubes de peinture écrasés (The rest is history). C’est un peu bavard dans un si petit espace, quoi que « jusqu’au boutiste ». Mais surtout, en ces temps de températures qui grimpent et dans un futur où beaucoup de choses vont fondre, il y a Dissolve, cette plaque en polycarbonate ondulée, dont les lignes, de haut en bas, semblent réellement se dissoudre, comme une écriture au stylo plume qui se vide au fur et à mesure. Par manque de place ou défaut d’accrochage, cela en devient un peu trop confus au rez-de-chaussée.

On verra la deuxième de ces plaques translucides graffées de noir au sous-sol. Melt, casse aussi l’alignement de la série abstract/extract, la dernière production en date de Sandra Lieners, où alternent des toiles noires et blanches, toutes des diptyques à « témoin » dans la partie basse, qui sont plutôt de l’ordre de l’écriture (130 cm x 100 cm) et des grandes toiles (180 cm x 120 cm) en gris-bleu, blanc et jaune, comme des agrandissements de mouvements d’eau, une pixelisation digitale… On peut vouloir voir ici une référence à l’impressionnisme, au numérique, voire à la photographie : les toiles en noir et blanc ont un cadre noir comme le bord autrefois des négatifs photo. Aussi savantes que soient les références que l’on peut chercher pour black, blackest, R, A, été, des pièces de tissu sont rapportées sur la toile, soigneusement cousues. Ces bouts de chiffon où le peintre essuie ses pinceaux, rappellent The rest is history : les tubes de couleur écrasés, les restes de couleurs, réunis en une seule œuvre. C’est une reprise de 2021. Au sol, le même papier qu’au rez-de-chaussée, ici maculé de charbon que l’artiste avait comme semé. Les pas des visiteurs en ont fait une œuvre abstraite.

Dans la salle arrière, Sandra Lieners expose aussi 1523, un kakemono-frottis au pastel sur papier Japon, intitulé d’après l’année d’édification du pilier de la voûte de la cave. On aurait préféré que l’exposition s’arrête aux extraits abstraits, la nouvelle série homonyme du titre de l’exposition. La salle arrière de la galerie Fellner contemporary est toujours l’espace de trop qui reste encore à maîtriser.

abstract/extract de Sandra Lieners, est à voir
jusqu’au 15 juillet chez Fellner contemporary,
2 rue Wiltheim à Luxembourg

Marianne Brausch
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