Voilà deux semaines que le confinement nous condamne à un choix cornélien : vivre comme des vieux ou comme des adolescents. Ou les deux à la fois.
Que celui qui n’a pas eu un instant de rage (coupable certes) contre les personnes âgées, pour la protection desquelles, en premier lieu, nous sommes contraints à rester chez nous, lève le doigt. S’ils forment la plus grande partie des victimes du virus, les aînés peuvent désormais être certains d’avoir des places libres dans le bus. Ils peuvent également promener leurs chiens dans les parcs sans se faire gronder par de jeunes parents pour une crotte dans la pelouse. Ils ne sont plus dérangés par les jeunes qui s’amusent aux terrasses des cafés ou qui profitent des restaurants. Pourtant, les cas graves touchant des jeunes, voire des adolescents, viennent, malheureusement, confirmer que l’isolement forcé est bien dans l’intérêt de tous. La menace ne plane pas que sur les grabataires et, quand bien même aurait-ce été le cas, ce serait évidemment la solidarité la plus élémentaire que de s’abstenir de faire la bise à la vieille mémé qui pique. D’ailleurs votre instinct vous a sans doute poussé à pratiquer ce genre de distanciation sociale dès votre plus jeune âge.
Il faut reconnaître que la crainte de la maladie nous a tous fait tomber non pas en quarantaine, mais plutôt directement dans la soixantaine bien avancée. Quel que soit notre âge, nous vivons désormais, et pour une durée indéterminée, comme des petits vieux : plus de sortie, plus de sport, plus d’amis. On a peur d’être malade. On peut se permettre de rester toute la journée en survêtement et en charentaises. On regarde la télévision au milieu de l’après-midi. La seule différence c’est qu’on ne peut même pas aller chez le coiffeur ou chez Namur. D’ailleurs on va avoir de drôles de files d’attente à la rentrée, pour se faire couper les cheveux (et peut-être pour manger des Monts-Blancs).
D’un autre côté, la situation actuelle est propice à la schizophrénie. Pas seulement parce que vous devez travailler ou faire des courses et ne pas sortir de chez vous. Pas seulement parce que vous devez combiner sur une même table de salle à manger deux espaces de télétravail, une salle de classe virtuelle et une cour de récréation. Pas seulement parce que vous devez en même temps remplacer le cuisinier de la cantine, la femme de ménage, le plombier, le technicien informatique, le professeur de trompette et la Joffer de vos enfants. Non, si c’était que cela, ce ne serait rien. C’est surtout que, à l’intérieur de vous, vous ressentez cette tension entre « vivre comme un vieux » et « vivre comme un adolescent », qui sont deux réalités auxquelles vous devez bien faire face en ce moment où votre consommation d’écran a sans doute explosé.
Grâce au Covid-19 il est fort probable que vous ayez maintenant élargi considérablement la liste de vos contacts WhatsApp. Vos collègues, vos connaissances, les professeurs de vos enfants font maintenant partie du cercle. Si, comme moi, vous appartenez à la génération habituée à connaître les gens dans le monde réel avant qu’ils ne fassent partie de votre monde virtuel, c’est l’occasion de bien des révélations ! Philippe du helpdesk quand il avait les cheveux longs, Josy de la compta en mode duckface et, surtout, le grand chef en bermuda et chemisette. Tant que personne n’est en maillot de bain, l’honneur est sauf. On ne pense pas toujours à vérifier sa propre photo, surtout quand on ne pensait pas communiquer ses coordonnées personnelles à tous ses collègues.
Une fois que vous aurez remplacé votre photo de profil par quelque chose de plus présentable, style vous devant votre bibliothèque remplie des intégrales de Balzac et Goethe, avec vos diplômes accrochés au mur, reste à trouver le ton de la conversation. Si la photo de profil montre à qui vous voudriez ressembler, votre capacité à contourner les pièges de la frappe prédictive va vous révéler aux yeux de tous. Mais le pire, pour les novices, c’est de bien savoir comment utiliser un emoji. Peut-on envoyer un emoji bisous à un collègue sans que ce soit une déclaration d’amour ? Qu’est-ce que veut dire l’emoji « crotte avec des grands yeux » ? Est-ce qu’on est vraiment obligé de réagir avec un émoji « rire aux larmes » à une vidéo humoristique qu’on a déjà reçu quatre fois depuis le début de la crise ?
Autant de questions qui semblent bien dérisoires quand on réfléchit un peu aux « gestes barrières » et à leur implication en terme d’utilisation de nos smartphones. Comme dans Le Nom de la Rose, d’Umberto Eco, où les moines qui lisaient le second livre de la Poétique d’Aristote étaient touchés par la peste, il y a fort à parier qu’un bon nombre de nos écrans, tripotés avec des doigts sans gants, difficiles à laver, et qu’on porte en permanence à proximité de notre visage, soient les vecteurs de germes plus dangereux qu’un virus informatique…