À l’heure qu’il est, difficile de savoir s’il y aura encore quelqu’un de vivant pour lire cette chronique. Peut-être sera-t-on tous morts, avec les bronches dans le même état que le Boulevard Royal ou l’Avenue de la Liberté ? Peut-être sera-t-on tous au lit ? Peut-être sera-t-on tous seulement enfermés chez nous, par une mesure de confinement ? Le week-end dernier, le premier cas confirmé du coronavirus au Luxembourg a été annoncé et la taille du pays est telle que, conjugué au nombre de personnes qui transitent par le Grand-duché, il n’est pas impossible que nous soyons tous au repos forcé (ou au télétravail forcé).
En attendant, pour faire un peu de place autour de vous dans le bus, il vous suffit de tousser deux fois de suite et d’avoir l’air un peu fatigué. On relève, également, que les masques n’ont jamais eu autant de succès, même en pleine saison des carnavals. Pourtant, la stratégie consistant à poser sur son visage des morceaux de tissu dont le pays de provenance est certainement le même que celui de l’agent pathogène peut sembler étrange. Dans un monde idéal, le Land aurait proposé en page centrale, en guise d’intervention d’artiste, un masque chirurgical à découper et assembler soi-même. Il n’est pas possible de rester sans rien faire et simplement se laver frénétiquement les mains toutes les demi-heures en attendant la fin du monde. Si l’on ne peut pas lutter efficacement contre le virus, on peut au moins essayer de lutter contre la peur. Il faut dire que, depuis une vingtaine d’années, on a la chance de ne pas connaître la guerre, mais on commence à être entraîné pour les fins du monde. Après le bug de l’an 2000, le Sras en 2003, la grippe aviaire en 2005, le H1N1 en 2009, la fin du calendrier maya en 2012, voici Covid-19. Ça faisait longtemps qu’on n’avait plus entendu parler d’apocalypse. Tant pis pour ceux qui ont déjà réservé leurs vacances pour l’été prochain. Tant mieux pour ceux qui viennent de s’endetter sur 35 ans pour acheter un studio à Belair.
Avant l’extinction totale de l’espèce humaine, il semblerait que les autorités aient prévu de nous inviter à faire durer le plaisir autant que possible, comme s’il fallait absolument que l’histoire s’étale sur plusieurs saisons, façon Walking Dead. Le raisonnement semble imparable : si chacun s’enferme chez soi et s’abstient de tout contact avec ses congénères, on devrait éviter la contagion. D’un certain côté, la perspective de ne pas devoir se rendre au travail pendant quelques jours peut paraître séduisante. D’un autre côté, il est sans doute optimiste d’imaginer que seul les déplacements en transports en commun et l’accès à votre bureau vont être interdits. D’éventuelles mesures de confinement évoquent aussi une perspective consistant à se retrouver enfermé à domicile avec son conjoint et ses enfants 24 heures sur 24, avec comme seules activités sociales de longues parties de Monopoly, des soirées Netflix ou une contribution personnelle à la litanie des commentaires alarmistes ou sarcastiques sur Internet. À la limite, vous pourriez décider d’aller juste avant chez Cactus ou Auchan pour vous battre afin de mettre la main sur les derniers paquets format « famille nombreuse » de papier toilette, de pâtes ou de sucre.
Essayons de voir le côté positif de l’expérience. Cela fait combien de temps que vous n’avez pas eu l’occasion de partager des journées entières avec vos gamins, sans devoir les conduire à une activité quelconque, et sans qu’ils ne s’enfuient pour retrouver des copains ? Imaginez des journées entières où, poussés par l’angoisse d’une fin tragique, nous partagerions enfin nos conceptions de la vie. Ils sont en train de construire une ville sur Township ou de devenir des stars mondiales sur TikTok et vous osez leur demander de venir mettre le couvert. How dare you ? Vous allez réaliser que pendant que vous repassiez leurs jeans slims, ils ont tenté de sauver le monde grâce à leur conscience écologique. D’ailleurs, cette maladie, ce n’est quand même pas leur faute. Eux ont déjà renoncé à s’acheter une Golf GTI après leur permis (une Tesla fera l’affaire) et vous, qu’avez-vous fait pour la planète ? Traumatisé dans votre enfance par la consistance huileuse de la pâte à tartiner premier prix des hard discounters, vous pensiez être un parent exemplaire en offrant à votre progéniture des matins garantis cent pour cent Nutella. Espèce d’égoïste ! Vous voilà accusé de complicité de génocide contre les orangs-outans dès le petit déjeuner. Faute d’autorité parentale, les codes secrets de Family Link et le mot de passe administrateur du routeur Wi-Fi vous donnaient l’illusion de garder un peu de pouvoir, mais celui-ci contribuer à alimenter le sentiment d’injustice qui conduit au rejet de l’autorité.
On n’a pas eu de guerre, mais une petite épidémie de temps en temps, rien de tel pour créer un peu de cohésion avec les Greta Thunberg du Limpertsberg ou les Billie Eilish de Remich. Vous allez enfin pouvoir juger si vos enfants ne sont pas « mal élevés » mais juste « créatifs ». S’ils ne sont pas « trop bruyants » mais juste « extravertis ». S’ils ne se proclament végétariens que lorsque la viande n’est pas préparée sous forme de hamburger ou de sauce bolognaise.
Oui, c’est l’autre mauvaise nouvelle en cas d’isolement, il va falloir préparer à manger pour tout le monde, sans recours possible à Sushi Shop, O’Tacos ou à la pizzeria du quartier. Bon courage ! Réduire le risque d’attraper le coronavirus n’est pas forcément synonyme d’augmenter la probabilité d’être en bonne santé à la fin de l’épisode… Psychose collective ou névrose domestique, le mois de mars s’annonce mouvementé !