Les balbutiements du débat sur l’annulation de la dette publique liée au Covid-19 révèlent l’impuissance du politique face au financier, encore plus au Luxembourg

Haircut

d'Lëtzebuerger Land vom 25.12.2020

Références « Vertrauen ass den Ufank vun allem ». La semaine passée, la cheffe de la fraction parlementaire CSV Martine Hansen introduit le débat sur le vote du budget 2021 à la Chambre au moyen d’une référence à une pub télé de la Deutsche Bank datant des années 90. La députée chrétienne-sociale ressasse les images kitchissimes du bébé dont on lâche la main pour ses premiers pas jusqu’au mariage et à la vie active avec ce message sous-jacent, « la confiance doit servir de base ». Et Martine Hansen de le transposer à la politique dont la mission, « la plus importante », est aujourd’hui de montrer la voie vers la sortie de crise, dit-elle. Évidemment et au risque de dévoiler la fin de l’intervention de l’élue du Nord, le principal parti d’opposition n’accorde pas sa confiance à l’avenir dessiné par le libéral Pierre Gramegna dans son projet de loi, la faute notamment à l’absence de « stratégie de rééquilibrage économique » à long terme. Telle est l’une des préoccupations majeures du politique ici et ailleurs : assainir les finances publiques et combler l’endettement accumulé pour stabiliser, autant que possible, l’économie pendant les confinements et la lutte contre la pandémie de Covid-19. 

Le débat à la Chambre a donc essentiellement tourné autour d’un éventuel manquement à la doctrine keynésienne qui consiste à s’endetter lourdement lors de crises pour relancer la croissance et rembourser la dette en phase d’expansion économique, avec un CSV véhément à l’égard « des cadeaux offerts » par les trois partis de la coalition à leurs électeurs, comme le congé parental ou la gratuité des transports. « Le budget exceptionnel en des temps exceptionnels », élément de langage servi et resservi par le DP, n’aurait finalement pas grand-chose d’exceptionnel… sinon un creusement du déficit public lié à la crise du Covid-19. Selon les chiffres publiés par le ministère des Finances en fin de semaine dernière, les dépenses de l’administration centrale ont augmenté de douze pour cent par rapport à l’exercice précédent, soit 2,1 milliards d’euros en termes absolus. « Cette augmentation est principalement due aux mesures mises en place par le gouvernement pour contrecarrer la crise sanitaire et préserver l’emploi ainsi que soutenir les entreprises », explique la rue de Congrégation. Les recettes ont, elles, baissé de presque six pour cent, soit un milliard d’euros de moins, là aussi à cause du Covid-19. L’opposition critique l’absence de cap et d’ambition durable, mais quel argent permettrait de les financer si l’on souhaite aussi la rigueur ? Les comptes sont déjà dans le rouge comme ils ne l’ont jamais été. 

Unexpected La créativité provient des arènes consultées durant le processus législatif. Dans son avis sur le projet de loi de budget, la Chambre des fonctionnaires et des employés publics regrette d’abord « la timidité des mesures prises par le gouvernement pour résoudre les trois plus grands défis que le pays, voire l’humanité, vont devoir relever depuis la Deuxième Guerre mondiale : le réchauffement climatique, la crise sanitaire et la crise de la dette qui en résultera. » L’organisation présidée par Romain Wolff plaide ensuite, afin de résoudre l’équation, pour que le gouvernement adopte « une position ferme » au niveau européen, à l’Eurogroupe et au Conseil Ecofin, « en faveur d’une annulation pure et simple des titres de dettes d’États détenus par la BCE en contrepartie d’investissements pro-climat équivalents ». 

La proposition d’annulation de la dette publique avait déjà été formulée au Luxembourg… du côté du patronat et plus précisément de Michel Wurth, président d’ArcelorMittal Luxembourg et figure tutélaire de la Chambre de commerce et de l’UEL, des organisations pas toujours d’accord avec la Chambre des fonctionnaires. Dans une note publiée en avril sur le blog du think tank Idea, l’ancien ministrable à la rue de la Congrégation (en 2013) suggère de « pactiser avec le diable » et de rompre la spirale de l’endettement public en en annulant une partie. Michel Wurth met le doigt sur une certaine hypocrisie des supporters des coronabonds (dont fait partie Pierre Gramegna) ou d’autres méthodes de mutualisation de la dette européenne à vouloir, sans l’expliciter, repousser son remboursement sine die, voire à la « perpétualiser », c’est-à-dire à limiter les frais aux intérêts et non au principal (que la BCE refinancerait à chaque échéance). Mais la transformation en dettes perpétuelles ne permet pas de réduire le ratio dette/PIB. « Techniquement, cela n’a aucune importance mais politiquement, cela en a une », notent Alain Grandjean (économiste) et Nicolas Dufrêne (haut fonctionnaire français) dans le magazine Alternatives Économiques. « Ce qu’il faut regarder, c’est la soutenabilité de la dette (…), mais celle-ci tient aussi à de l’idéologie, de l’irrationnel », complète Serge Allegrezza… en écho à l’impératif moral de remboursement porté par la dette (Schuld) chez le sociologue et économiste Max Weber, mais aussi à la fragilité potentiellement associée à un surendettement.

Les pays européens creusent leur dette publique depuis la crise financière de 2008. Même les bons élèves comme le Luxembourg. En 2007, la dette nationale s’élevait à un demi-milliard d’euros. En 2008, le sauvetage de Fortis et Dexia a contraint à une levée de 2,5 milliards d’euros de dette… puis, de déficit budgétaire en déficit budgétaire, tous gouvernements confondus, la dette de l’État atteint seize milliards d’euros en cette fin d’année, soit 27,4 pour cent du PIB. Elle frôlera les 33 pour cent en 2024 selon les comptes du ministère des Finances. Et ce n’est rien à côté de la France qui signe déjà (ce mardi) un endettement de 116,4 pour cent de son PIB. La Grèce culmine à 190 pour cent, l’Italie 150 et le Portugal 130. Le quantitative easing (assouplissement quantitatif) entrepris par la BCE depuis 2015 alimente la spirale de l’endettement. Le système européen de banques centrales rachète aux banques les obligations souveraines de la zone euro à des taux négatifs (donc en les payant) pour les pousser à financer les entreprises. Une mécanique qui atteint ses limites. La BCE détient 2 400 milliards d’euros de titres obligataires souverains de la zone euro, soit le quart de la dette de ses pays membres, estime l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, parmi les soutiens de la proposition d’annulation. Les liquidités abondent les circuits financiers, mais n’atteignent que peu l’économie réelle. Et qu’adviendrait-il si les investisseurs ne croyaient plus en l’engagement de la BCE pour racheter la dette étatique ? Un haircut s’imposerait sur la valeur de l’actif et la tuyauterie financière (initialement prévue pour le financement) s’obstruerait, craignent les économistes de Terra Nova, laboratoire d’idées français (d’obédience progressiste) qui a ressuscité de débat sur l’annulation au début de la crise sanitaire. 

What’s up doc ? Ce débat revient régulièrement dans l’histoire économique, relève le directeur du Statec, Serge Allegrezza. Mais les annulations sont intervenues à titre d’exception pour des juridictions bien déterminées : l’effacement en 1953 d’une partie de la dette de la République fédérale d’Allemagne liée aux réparations exigées par les alliés, ou encore la Banque mondiale et le FMI qui ont, en 2005, tiré un trait sur quarante milliards de dollars de créances auprès de 18 pays pauvres très endettés. La discussion intervient aujourd’hui dans le cadre d’une union économique globalement surendettée, notamment par rapport à des règles que ses membres se sont fixées : le pacte de stabilité et de croissance. Son application (le déficit public doit rester inférieur à trois pour cent du PIB, l’endettement à soixante pour cent) a été temporairement suspendue par la Commission européenne pour permettre aux États de stabiliser l’activité économique pendant la crise sanitaire. Mais la question du remboursement de la dette se posera si « la règle d’or » demeure. En changer les termes constitue d’ailleurs le chemin privilégié par les grands argentiers pour sortir de l’ornière. Pierre Gramegna entrevoit par exemple une modification comptable pour ne pas considérer les investissements comme des dépenses… mais les tractations politiques pour atteindre un accord sur de nouvelles règles requerra un temps considérable que les marchés n’accorderont peut-être pas. L’annulation de la dette par la BCE paraît plus aisée, plus efficace. Fin octobre, interrogé sur l’évocation à l’Eurogroupe (auquel participe la présidente de l’institution Christine Lagarde), d’une éventuelle annulation partielle de la dette publique, le ministre des Finances luxembourgeois répond que « ce sujet n’a pas été évoqué de quelque manière que ce soit ». « Que ce soit très clair. Ça n’a même jamais été sous-jacent dans la discussion », a-t-il insisté fermement pour ne pas donner de signe contraire à la guidance décidée par la BCE. En avril, la Française arrivée à la tête de l’institution en 2019 jugeait « totalement impensable » (sur France Inter) l’idée d’une annulation globale des dettes contractées par les États de la zone euro dans leur gestion de la pandémie du coronavirus. En 2015, dans le cadre de la crise grecque, celle qui était alors directrice du FMI (créancier de la Grèce), avait martelé, « une dette est une dette » (Le Monde). Une position que partageait celui qui siégeait à l’Eurogroupe au début de la crise grecque, Luc Frieden (CSV), très attaché à l’orthodoxie financière (il a décliné toute réaction au sujet).

Conflit d’intérêts Le Luxembourg, l’un des rares pays AAA dans la zone euro (avec l’Allemagne et les Pays-Bas) n’a a priori que peu d’intérêt à soutenir une telle proposition. Pourquoi bichonner ses comptes publics (avec le Zukunftspak par exemple) et remettre tout le monde sur un même pied d’égalité (ce qui serait très relatif avec une limitation au « remboursement » des dépenses liées à la pandémie) ensuite ? Le Grand-Duché perdrait le cas échéant une partie de son avantage compétitif lié à sa bonne santé financière. Le pays, économie ouverte et exportatrice de services à haute valeur ajoutée en Union européenne, a d’un autre côté tout à perdre avec un effondrement du marché européen. Si les lignes bougeaient, il appartiendrait au seul ministre des Finances de choisir le camp. Le pragmatisme de Pierre Gramegna, loué par son entourage, sera la seule boussole pour cette question fondamentale de la confiance, chère à Martine Hansen et à d’autres.

La classe politique luxembourgeoise n’est pas sensibilisée à cette proposition émanant de l’Hexagone voisin, reprise récemment par le gouvernement italien et véhiculée par le mouvement The Progressives (avec Aurore Lalucq comme fer de lance) au Parlement européen. Pour le président libéral de la Commission des Finances à la Chambre, ce n’est pas le lieu (l’échelon national), pas le moment (occupé à la relance). Gilles Roth (CSV) s’inquiète du surendettement et plaide pour une politique de rigueur, un concept bafoué par les gouvernements Bettel, dit-il. David Wagner (Déi Lénk) s’avoue intéressé, mais concède qu’il n’a pas eu le temps de se pencher sur sujet avec le travail parlementaire exigé par la gestion de la crise et des ressources limitées pour cette petite délégation du Parlement. (Les recrutements de chercheurs en politique, économie et droit lancés cette semaine à la Chambre devraient y pallier). L’étoile montante du LSAP, Max Leners, a sondé l’intérêt de ses camarades en avril quand la note de Terra Nova est sortie. Il n’a ressenti « qu’un faible intérêt », explique-t-il. « Sans doute trop technocratique pour la politique locale », analyse-t-il encore. « Le mal-être de nos sociétés a grandement à voir avec les débordements de la finance », avait analysé l’économiste Jezabel Couppey-Soubbeyran sur un plateau télé en 2015 lorsqu’elle présentait son ouvrage BlaBla-banque. C’est à ce mal-être, notamment matérialisé ces deux dernières années en France par le mouvement des gilets jaunes, que s’adresse une telle proposition d’annulation.

Pierre Sorlut
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