La directive européenne sur le salaire minimum : Prouesse ou usine à gaz ?

Convergence ascendante

d'Lëtzebuerger Land vom 13.11.2020

La question des salaires minimaux taraude les autorités européennes depuis longtemps. D’une part il est hors de question de les harmoniser au niveau de l’UE. D’autre part il n’est guère possible de laisser les choses en l’état, car aux conséquences sociales s’ajoute un risque élevé de distorsion de concurrence. Sur 27 États membres, 21 disposent d’un salaire minimum interprofessionnel. Dans les six autres pays (Autriche, Chypre, Danemark, Finlande, Italie et Suède), il existe des salaires minimaux par branche ou des conventions collectives générales négociées entre les partenaires sociaux. Exprimés en euros, leurs niveaux mensuels s’échelonnent de 310 euros en Bulgarie à 2 142 euros au Luxembourg, soit un rapport de un à sept ! Mais cette comparaison ne fait pas grand sens.

Dans de nombreux pays, les salaires minimaux se sont révélés insuffisants pour protéger les travailleurs contre la pauvreté d’autant que les dispositifs ne couvrent pas forcément l’ensemble des salariés. En 2018 en Grèce, plus de soixante pour cent des personnes rémunérées au salaire minimum disaient avoir du mal à joindre les deux bouts, une proportion qui s’élevait environ à la moitié des salariés en Bulgarie et en Italie et qui était proche de quarante pour cent en Espagne. Des chiffres cohérents avec celui qui montre que de 2007 à 2018, le pourcentage de travailleurs pauvres en Europe est passé de 8,3 à 9,4 pour cent des actifs employés.

Des salaires minimaux insuffisants introduisent également une distorsion de concurrence au profit des pays les moins généreux. Selon le Letton Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission, la productivité du travail des pays de l’Europe de l’Est est de trente à quarante pour cent inférieure à celle enregistrée à l’Ouest, mais les salaires restent de soixante à 70 pour cent plus bas. Une situation propice aux délocalisations ou au recours au travail détaché. Dès juillet 2019, avant le début de son mandat, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen avait promis de s’attaquer au problème. Dans le cadre de la communication intitulée « Une Europe sociale forte pour des transitions justes », la Commission a lancé, entre le 14 janvier et le 25 février 2020, une première phase de consultation des partenaires sociaux (organisations syndicales et patronales européennes) sur la manière de garantir des salaires minimum satisfaisants pour les travailleurs des pays membres. Ayant conclu que des actions de l’UE étaient nécessaires, elle a ouvert une deuxième phase le 3 juin et la présidente allemande de la Commission a fait de cette initiative une priorité lors de son discours sur l’état de l’Union européenne, le 16 septembre. « Pour trop de personnes, le travail ne paie plus » a-t-elle alors déploré. La proposition de la Commission européenne en faveur d’un salaire minimum « adéquat » a été finalement présentée le 28 octobre.

En soi, le texte est plutôt soft. N’ayant pas le pouvoir d’imposer un salaire minimum européen – ce qui contreviendrait aux traités et serait une absurdité économique vu les écarts observés – la Commission se limite à proposer un cadre commun en faveur d’une « convergence ascendante », selon les termes du Luxembourgeois Nicolas Schmit, commissaire européen à l’emploi et aux affaires sociales, en charge du dossier. Il s’agit surtout de suivre le niveau de protection par le biais de rapports annuels que les États membres présenteront à la Commission, sur la base de critères communs permettant d’apprécier le montant des salaires minimaux et de proposer d’éventuels ajustements. Des instances de concertation avec les partenaires sociaux devraient être créées dans les États membres qui n’en disposent pas encore. Finalement les recommandations émises par l’exécutif européen ont surtout l’ambition, selon Nicolas Schmit, de « créer une dynamique positive ».

C’est davantage la forme que prendra le texte que son contenu qui a suscité les réactions les plus vives. En effet, et de manière surprenante, il s’agira d’une directive, terme du langage européen qui désigne un cadre légal à respecter et à transposer dans la législation nationale. Par essence, on a affaire à un instrument juridique contraignant, soumis à une procédure stricte : adoption par le Parlement européen et du Conseil, puis délai de deux ans accordé aux États membres pour la transposer dans leur droit national.

Pour l’irlandaise Esther Lynch, secrétaire générale adjointe de la Confédération européenne des syndicats, une directive est un outil approprié pour « combattre l’injustice et l’exploitation des plus bas salaires. Même s’il manque le détail sur la façon dont cela sera fait ». Sans surprise les milieux patronaux sont vent debout contre le projet. Selon l’autrichien Markus Beyrer, directeur général de BusinessEurope, une association qui regroupe quarante syndicats d’employeurs, « la Commission a tout faux en proposant une directive. On va créer un monstre législatif. Nous ne sommes pas complètement contre des orientations européennes en la matière, mais cela doit se faire de façon non contraignante. »  Le patronat devrait se satisfaire de voir augmenter la demande globale, sachant que les personnes concernées par la hausse du salaire minimum ont une « propension marginale à consommer » plus élevée que le reste de la population. Les syndicats patronaux de l’ouest européen pourraient quant à eux se réjouir d’une moindre concurrence salariale de la part des pays de l’est et du sud. Mais les chefs d’entreprises voient plutôt la question sous l’angle du coût, compte tenu du poids des charges de personnel dans leurs dépenses totales.

Dans ces conditions on peut craindre qu’une hausse du salaire minimum se fasse au détriment de l’emploi. En Espagne où il a augmenté de 22 pour cent en 2019, la plus forte hausse depuis 1977, le chômage est presqu’aussitôt reparti à la hausse et s’élevait toujours, juste avant la crise sanitaire, à 13,6 pour cent de la population active, plus de deux fois le niveau de l’UE à ce moment. Dans un article publié en mars 2019 dans la revue Finances & Développement, sous le titre « L’instauration d’un salaire minimum profite-t-elle aux travailleurs ? » deux économistes du FMI, Piyaporn Sodsriwiboon et Gabriel Srour indiquaient qu’un « consensus semble se dessiner sur le fait qu’un salaire minimum établi à un niveau modéré n’a qu’une incidence légèrement négative sur l’emploi », car seuls les groupes les plus vulnérables, notamment les jeunes travailleurs et les employés les moins qualifiés, pourraient faire les frais de cette augmentation.

Pour les auteurs, « cela peut s’expliquer par le fait qu’à des niveaux modérés, les salaires minimums ne représentent qu’une modeste part de l’ensemble des coûts assumés par l’employeur, ce qui permet aux entreprises de s’adapter à leur augmentation de diverses manières sans avoir à réduire leurs effectifs ». Elles peuvent notamment « diminuer les coûts non salariaux, augmenter les prix, stimuler la productivité ou accepter de réaliser des bénéfices moindres ». En revanche si le salaire minimum est établi à un niveau trop élevé, il peut alors avoir des répercussions néfastes en termes d’emplois et même au-delà. Le chômage fragilise en effet les travailleurs à faible revenu, creusant ainsi les inégalités. En outre, « une hausse du salaire minimum peut entraîner une revue à la hausse de l’ensemble de la structure salariale, laquelle reproduit alors les mêmes disparités de rémunération, car les entreprises veulent que leurs salariés les plus productifs soient mieux rémunérés ». Un coup d’épée dans l’eau.

La question est donc de savoir quel est le niveau optimal du salaire minimum. Selon l’article, « peu d’études traitent directement de cette question, mais celles qui abordent le sujet fixent le niveau idéal entre 25 et cinquante pour cent du salaire moyen ». Un constat qui apporte de l’eau au moulin des détracteurs de la directive européenne, car de nombreux pays sont déjà dans ce cas, ce qui inciterait plutôt à l’inaction. Mais pour les auteurs il faudrait idéalement que « le salaire minimum soit calibré de telle sorte que l’augmentation globale des salaires soit conforme aux gains de productivité ». De ce fait, ils plaident pour que « les modalités de son instauration ne soient pas confiées à des responsables politiques, mais à des experts indépendants ». À noter cependant que, selon plusieurs études académiques, les gains de productivité sont devenus très modestes dans la plupart des pays développés depuis une dizaine d’années.

L’initiative encore imprécise de la Commission permettrait de soutenir la mise en œuvre du principe n°6 du Socle européen des droits sociaux (European Pillar of Social Rights) de novembre 2017 qui porte sur les salaires. La Commission a lancé un vaste débat sur le sujet : un site web dédié intitulé « Donnez vos idées pour renforcer l’Europe sociale » a même été créé afin de recueillir commentaires et points de vue, en vue d’un plan d’action qui devrait être présenté début 2021..

Processus en cours

Une étude sur vingt pays de l’U.E. où existe un salaire minimum interprofessionnel montre que son niveau, comparé à celui du revenu moyen, reste très variable d’un pays à l’autre, ce qui constitue un puissant argument en faveur de la « convergence ascendante » réclamée par Nicolas Schmit. Dans les pays de l’ouest de l’Europe, qui ont la plus grande antériorité en la matière (à l’exception notable de l’Allemagne où il est apparu en 2015 seulement) et qui sont aussi les plus riches, le salaire minimum représente approximativement entre les deux tiers et les trois quarts du revenu moyen.

Six pays sont dans ce cas, dont la Belgique (62,7 pour cent), la France (70,6), les Pays-Bas (76,1) et le Luxembourg (77,1). L’Irlande est un cas à part avec un niveau supérieur à 90 pour cent. Dans ces pays le salaire minimum est un bon instrument de soutien de la demande et de réduction des inégalités, mais corrélativement de plus en plus de salariés sont payés au minimum (13,4 pour cent en France en 2019 contre 10,6 en 2017) suivant le principe de « la voiture-balai » dans le monde du cyclisme. Dans sept autres pays, tous situés en Europe de l’est, le salaire minimum vaut entre trente et quarante pour cent du revenu moyen avec un minimum de 32,5 pour cent en République tchèque. Dans six autres, le pourcentage est compris entre quarante et soixante pour cent. On y trouve le Portugal (45,8 pour cent) et la Grèce (57,3) mais aussi la Pologne et la Croatie (43,1 pour cent chacune) ou la Slovaquie (57,8). Pour ces trois pays de l’est la convergence est bien entamée.

Georges Canto
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