Dans leur lutte contre le Covid-19, les gouvernements prennent des mesures contraignantes pour consommateurs et épargnants

Le droit chemin

d'Lëtzebuerger Land vom 30.10.2020

La lutte contre le coronavirus se traduit depuis plusieurs mois, et pour une durée qui reste indéterminée, par des mesures de restriction de toutes sortes : confinements généraux ou ciblés, couvre-feux, limitation des déplacements et des regroupements ou encore jauges dans les espaces recevant du public comme les magasins, les musées ou les stades. À cela s’ajoutent des obligations de comportements, sanctions financières à la clé, comme le port du masque. Bon gré mal gré les populations ont fini par s’habituer à ces contraintes dont plusieurs portent pourtant directement atteinte aux libertés publiques. Le problème est que ces dispositions coercitives, pour le moment circonscrites à la sphère sociale, risquent bien de s’étendre à la vie économique. Pourquoi risque-t-on d’en arriver là ?

Dès le début des confinements, qui avaient mis à l’arrêt un grand nombre d’activités économiques, la plupart des États ont compensé la baisse des revenus des ménages grâce à des dispositifs plus ou moins généreux de chômage partiel. Dans certains pays, on n’a pas hésité à mettre en œuvre le principe de la monnaie hélicoptère. Théorisé par le prix Nobel Milton Friedman à la fin des années 60, il consiste à distribuer directement de l’argent aux ménages, sans contrepartie et parfois sans conditions, pour soutenir leur consommation. Aux États-Unis un stimulus check de 1 200 dollars, familièrement appelé « chèque Trump », a été adressé au printemps à tout adulte ayant gagné moins de 99 000 dollars l’année précédente, à quoi s’ajoutait 500 dollars par enfant à charge âgé de moins de 17 ans. Près de 160 millions de personnes en ont alors bénéficié pour un total colossal de 218 milliards de dollars. Début octobre, le président américain envisageait un « deuxième round ». En France le gouvernement a annoncé le 24 octobre le versement fin novembre de 150 euros aux personnes les plus fragiles : bénéficiaires du revenu minimum, chômeurs en fin de droits et 1,3 million de jeunes de moins de 25 ans.

Les résultats des aides monétaires n’ont pas été à la hauteur des espérances. Privés d’occasions de dépenser pendant plusieurs semaines et soucieux de constituer une épargne de précaution en prévision d’un fort ralentissement économique, les ménages ont bien moins consommé qu’attendu, accroissant de ce fait même la probabilité de survenance d’une crise (on parle « d’anticipations auto-réalisatrices »). D’où l’idée assez simple, pour éviter que l’argent distribué ne disparaisse dans une sorte de « trappe à liquidité », de les obliger à consommer ! Il suffirait pour cela de leur distribuer, à la place des aides monétaires (en totalité ou en partie) des bons d’achat à caractère général ou ciblés sur certaines dépenses.

Un exemple en a été donné cet été au Grand-Duché, avec le bon de cinquante euros d’hébergement offerts aux résidents de plus de seize ans et aux frontaliers, à utiliser au Luxembourg entre le 15 juillet et le 31 décembre. Destiné à soulager le secteur Horeca très touché par la crise sanitaire, il a été distribué à 700 000 personnes mais curieusement pas aux touristes ou aux voyageurs d’affaires. Même si aucun chiffre n’a encore été publié sur son efficacité, un calcul simple montre qu’il aura permis l’injection de 35 millions d’euros au minimum dans l’hôtellerie locale. Si la consommation n’a pas pris le chemin espéré, les optimistes auraient pu se consoler en remarquant qu’à défaut d’un rebond des dépenses, une épargne abondante s’est constituée, ce qui est favorable à l’investissement et donc à la croissance. Là aussi leurs espoirs auront été douchés. Loin de se porter sur les marchés financiers, l’épargne accumulée depuis le début du confinement a surtout été déposée sur des supports bancaires liquides et sûrs (compte-courants, livrets, dépôts à terme). De ce fait, la possibilité de la convertir en prêts à moyen ou long terme à l’économie (ce qu’on appelle la « transformation bancaire ») reste limitée. En France ces supports ont engrangé 63 milliards d’euros au deuxième trimestre, contre 30,6 au premier et à peine 16,5 au dernier trimestre 2019 ! À ce moment, ils représentaient déjà près du tiers (30,3 pour cent précisément) du patrimoine financier des ménages.

Au Luxembourg, selon un document publié par la Banque centrale le 2 octobre, alors qu’entre les mois d’août 2019 et août 2020 la somme des bilans des établissements de crédit a augmenté de deux pour cent, les dépôts bancaires des ménages ont crû de 5,6 pour cent pour atteindre 2 287 millions d’euros. Or, dans de nombreux pays européens existent, de longue date (depuis 1978 en France), des incitations fiscales fort coûteuses pour les finances publiques, destinées à flécher l’épargne des ménages vers le financement direct des entreprises sur les marchés financiers. Force est de reconnaître qu’elles n’ont pas porté leurs fruits car, surtout en temps de crise, la préférence pour la liquidité l’emporte. D’où une autre idée simple : puisque les incitations ne suffisent pas, pourquoi ne pas recourir à la coercition ? Mais sous quelle forme ? Comme il est difficile d’obliger des particuliers à acheter des actions, des obligations privées ou des parts de fonds communs de placement, on pourrait recourir à une technique éprouvée en France depuis plus de deux siècles : l’emprunt public forcé !

L’Hexagone voisin l’utilise en effet depuis l’époque de la Révolution et pas seulement en période de guerre. La dernière fois en 1983, lors d’une crise budgétaire survenue deux ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Tous les contribuables payant plus de 5 000 francs d’impôt (1 700 euros d’aujourd’hui en parité de pouvoir d’achat) furent contraints de souscrire à un emprunt d’État à hauteur de dix pour cent du montant de leur impôt total. L’opération permit de collecter quatorze milliards de francs, somme équivalente en pouvoir d’achat à 4,4 milliards d’euros d’aujourd’hui, intégralement remboursés en 1985 avec des intérêts annuels de dix pour cent. La technique a été utilisée plus récemment en Californie (en 2009 au moment de la crise elle a augmenté de dix pour cent le prélèvement à la source des contribuables avec un remboursement sans intérêts dès 2010) et en Inde (printemps 2020), mais à l’instar de la France, plutôt comme un moyen de renflouer temporairement les budgets publics que pour financer directement l’économie. Or, un emprunt forcé à moyen ou long terme (cinq à dix ans) permettrait justement de créer une sorte de « cagnotte » pouvant être investie sous l’autorité de l’État dans des emplois productifs. Autre avantage : les fonds pourraient aussi être fléchés vers des entreprises non présentes en bourse, alors que le nombre de sociétés cotées (900 en France, 400 en Allemagne sur le marché principal) est ridiculement faible par rapport au tissu économique. L’argument fait moins de sens pour un pays AAA qui emprunte à taux négatifs.

On pourrait voir là des mesures d’exception, par nature temporaires, liées à une des plus grandes pandémies connues depuis un siècle (le nombre de décès a désormais dépassé celui de la grippe de Hong-Kong qui fit un million de victimes entre 1968 et 1970 et approche du bilan de la grippe asiatique de 1957). Il n’en est rien. Elles s’inscrivent dans une tendance, antérieure au Covid-19, de « mise sous contrainte » des consommateurs et des épargnants en contrepartie des aides ou incitations qui leur sont accordées. Il s’agit en quelque sorte de les mettre dans le droit chemin pour que leurs comportements répondent mieux aux préoccupations macro-économiques. Ainsi on reproche de plus en plus aux ménages de ne pas consommer à bon escient. Illustration avec la polémique née en France il y a plusieurs années au sujet de l’Allocation de rentrée scolaire (ARS) : cette indemnité, qui existe depuis 1974, a été versée fin août à quelque trois millions de ménages rassemblant cinq millions d’enfants pour un coût total de plus de 2,5 milliards d’euros soit 25 pour cent de plus qu’en 2019 car pour cause de Covid, elle a été revalorisée de cent euros par enfant. Sous condition de ressources, toute famille ayant au moins un enfant scolarisé de plus de six ans et de moins de 18 ans, a touché de 490 à 504 euros par enfant, selon son âge. Pour un foyer avec trois enfants se situant au plafond de revenus, cela a représenté environ un demi-mois de revenu. Depuis longtemps on soupçonne certains ménages de ne pas la consacrer intégralement à des dépenses liées à la rentrée scolaire comme les achats de fournitures, de vêtements et de chaussures, sans parler des assurances et abonnements associatifs, sportifs et autres. Le versement de l’ARS ferait aussi le bonheur, selon de nombreux témoignages (toutefois jamais étayés à ce jour par des études sérieuses) des vendeurs d’électroménager, de téléphones portables et de matériel audio et video. Même si l’on peut soutenir, en se fondant par exemple sur le travail à distance auquel les écoliers, collégiens et lycéens ont été contraints pendant les confinements, que l’achat d’un téléviseur ou d’un ordinateur répond aujourd’hui à une nécessité pédagogique, les abus sont possibles car les dépenses ne font pas l’objet de contrôles.

Des parlementaires de tous bords, à l’exception notable de l’extrême-gauche, ont proposé de modifier le dispositif. Plusieurs pistes ont été évoquées : des chèques dédiés à l’achat de matériel scolaire et de vêtements, sur le modèle des chèques cadeaux valables uniquement dans certains endroits, ou des « trousseaux » de fournitures distribués par les communes ou par les écoles (qui recevraient donc une partie de l’allocation pour elles-mêmes les achats). Pour Samia Ghali, députée socialiste de Marseille, avec les trousseaux « il n’y aurait plus de listes de fournitures pour les parents et ça éviterait la course aux marques ». Des associations diverses voient dans ce projet une restriction à la liberté d’acheter et un sondage a montré que soixante pour cent des bénéficiaires de l’ARS y étaient opposés. Mais c’était en 2013 et les choses ont changé.

Pour ce qui est de l’emprunt forcé, dans un article remarqué du Financial Times le 15 septembre 2011 intitulé « Forced borrowing: the WMD of fiscal policy », les experts Jean-Paul Fitoussi, Gabriele Galateri di Genola et Philippe Weil recommandaient d’en faire un instrument courant de la politique budgétaire, écrivant que « l’emprunt obligatoire est une arme non conventionnelle, mais il est grand temps qu’il soit utilisé, même à petite échelle ». Bientôt, peut-être. •

Georges Canto
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