Lorsque le monde a été bousculé par un nouveau coronavirus l’an dernier, ceux qui s’enrouaient depuis des lustres à exhorter ce même monde à prendre la mesure de la gravité de la menace climatique ont cru pouvoir se sentir soulagés. Observant les efforts passablement radicaux entrepris pour contenir la propagation de la pandémie et éviter une hécatombe, avec une mobilisation inédite des pouvoirs publics et de moyens budgétaires, ainsi qu’une solidarité citoyenne souvent forte, ils ont été nombreux à soupirer d’aise, se disant : si nous sommes capables de modifier nos modes de vie en l’espace de quelques semaines pour faire face à ce péril mondial, c’est que nous serons aussi à même d’enfin réagir, ensemble comme il se doit, face au dérèglement des équilibres planétaires.
Les stratégies sanitaires ont été conçues et déployées presqu’exclusivement à l’échelle nationale, de manière idiosyncrasique et asynchrone, avec des objectifs déclarés des plus variables. Au bout d’un an et demi, la plupart des pays voient aujourd’hui dans le rétroviseur un enchaînement quelque peu erratique de mesures de santé publique (imposition de gestes barrières, campagnes de tests et de vaccination, confinements et autres contraintes) et de soutien aux acteurs économiques d’une ampleur parfaitement incompatible avec les dogmes de politique économique. Même s’il existe toujours des risques importants de regain de la pandémie, on se sent malgré tout en droit de se dire que le pire a été évité et que s’ouvre une perspective de sortie vertueuse de la crise, où le reflux de la maladie pourrait, prenons le parti de rêver, coïncider avec le démarrage d’une action climatique coordonnée et à grande échelle.
Or, une évolution salutaire de ce type semble aujourd’hui bien plus compromise qu’il y a quelques mois encore. Pour qu’une telle sortie de crise soit envisageable, un prérequis essentiel est un consensus relativement large sur les politiques sanitaire et climatique. Or, côté santé, c’est plutôt à la tendance inverse qu’on assiste : instrumentalisées par les forces les plus rétrogrades au sein de nos sociétés, des représentations caricaturales de la liberté individuelle sont amplifiées sur les réseaux sociaux et menacent d’empoisonner pour de bon le puits dans lequel nos sociétés sont censées trouver les références partagées nécessaires tant pour affronter les risques de la pandémie que pour sortir de la folie thermo-industrielle.
Alors que les révélations se multiplient sur le rôle pernicieux des réseaux sociaux contrôlés par Mark Zuckerberg dans l’amplification algorithmique de l’outrage et de l’outrance, y compris dans l’amalgamation de ces mouvances fourre-tout de contestation des mesures sanitaires. Et quand bien même une partie de ceux qui s’y retrouvent privilégient Telegram pour s’organiser, c’est bien sur Facebook qu’est charriée majoritairement la fake-news sanitaire. Pour éviter que leurs politiques anti-Covid ne sombrent dans les eaux troubles de l’indignation, moteur des dividendes de Facebook, les gouvernements doivent aujourd’hui tenter de mettre sous contrôle la maison aux 2,9 milliards d’utilisateurs...
Si, à la vue des États-Unis de Trump ou du Brésil de Bolsonaro, qui avaient tout faux sur les deux tableaux, on pouvait se consoler en misant sur des changements de régime susceptibles de faire revenir ces pays à des politiques raisonnables, cet espoir est aujourd’hui douché par la montée en puissance des fronts individualo-complotistes. Idéalisant un libre-arbitre de papier-mâché auquel aucune personne vivant en société ne peut prétendre en pratique, répercutant dans la méfiance et l’ignorance des contre-vérités navrantes, des statistiques soigneusement triturées et des anecdotes sélectionnées voire inventées pour affaiblir les discours médicaux et scientifiques, les corona-sceptiques, anti-passe, antivax, Schwurbler et autres Querdenker prennent désormais une telle place dans les débats que l’horizon paraît bien bouché.
Non que ces fronts de contestation aient un quelconque discours cohérent à proposer : disparates au plus haut point, ils pallient l’inanité et l’incohérence des approches qui les composent par d’habiles mises en scène et des formules à l’emporte-pièce, proposant à ceux qui se complaisent dans leurs approximations de café de commerce de communier dans une défiance poujadiste à l’égard des gouvernants. S’agissant de « grandes tentes », on trouve aussi parmi ceux qui s’associent à cette onde de défiance des représentants de l’extrême-gauche, qui font alors leur miel de la dénonciation de la collusion des mandarins de la médecine avec la Big Pharma, le tout sous l’œil bienveillant de gouvernants à la solde de ces derniers, tandis que les militants d’extrême-droite flairent la bonne occasion de flatter les instincts de leur public, colportant une vision du virus selon laquelle, comme l’a formulé dans Libération l’écrivain et médecin Christian Lehmann, celui-ci « ne s’attaque qu’aux faibles ; je fais confiance à mon système immunitaire, que les faibles se confinent ou y passent, c’est la loi naturelle ».
Même si ces individualo-complotistes constituent une mouvance bigarrée, ils se rejoignent autour de la revendication d’un retour rapide à la normale de type « Freedom Day », alors que médecins et épidémiologistes recommandent au contraire aux dirigeants politiques de ne pas baisser la garde trop vite. S’il subsiste l’espoir que leurs vociférations n’empêchent pas le reste de la société de finir par prendre le dessus sur le coronavirus, il en va tout autrement de leur impact potentiel sur l’action climatique. Lorsque ceux qui y participent déclarent, par exemple, qu’une obligation vaccinale est contraire aux droits humains fondamentaux (au mépris de la science mais aussi de la notion même des droits de l’homme), ils mettent la barre tellement haut en termes de consentement social qu’on voit mal des gouvernements avoir le courage d’annoncer par exemple, comme ils le devraient, la fin prochaine des moteurs à explosion.
Car tel est désormais l’équation à laquelle sont confrontés les gouvernements : progressivement assouplir les contraintes sanitaires, à un rythme permettant d’exclure de nouvelles flambées de contagion, tout en préparant l’opinion à des mesures d’action climatique qui, si elles veulent avoir le moindre impact, seront nécessairement perçues et décriées comme infondées et liberticides par ceux qui se seront fait les dents sur les mesures anti-Covid. Après que les marchands de doute ont réussi à instiller dans de larges pans de la société un fond de méfiance durable à l’égard de la solidité de la science climatique et du réchauffement (sur le mode « le climat a toujours changé »), contribuant efficacement à freiner voire à paralyser l’action climatique, le formidable emballement d’infox auquel donne lieu le Covid rendra encore plus ardue la tâche de convaincre ce public récalcitrant, qui se considère lui-même comme éclairé, du bien-fondé de mesures inspirées par la nécessité de réduire très rapidement nos émissions de gaz à effet de serre.