Chroniques de l’urgence

Plénitude temporelle

d'Lëtzebuerger Land du 22.10.2021

Notre rapport au temps n’est pas le moindre des obstacles nous empêchant de procéder au sevrage nécessaire à notre survie. Nous privilégions les repères proches (notre vie, celles de nos proches) et nous nous sommes familiarisés à l’école avec les ères de l’Histoire avec un grand H, mais sommes déjà pris de vertige lorsque nous tentons d’aborder les quelques centaines de milliers d’années qui mesurent la présence de notre espèce sur cette planète. Les géologues, eux, qui comptent en durées dix, cent ou mille fois plus longues, devraient être bien placés pour faire la lumière sur le grand défi existentiel que constitue notre obstination à extraire massivement du sous-sol les matières combustibles qui s’y sont accumulées ces dernières centaines de millions d’années. Malheureusement, un très grand nombre d’entre eux mettent leurs connaissances au service précisément de ceux qui poursuivent cette extraction irresponsable. Marcia Bjornerud, professeur à l’université d’Appleton, fait exception à la règle.

Dans Timefulness : How Thinking Like a Geologist Can Help Save the World, paru en 2018, cette spécialiste des séismes et de la formation des montagnes démontre à quel point une meilleure appréhension du temps, inspirée de sa discipline, est capable de nous ouvrir les yeux sur les enjeux climatiques. Narratrice douée, Bjornerud nous entraîne de l’allégresse ressentie, enfant, dans son Wisconsin natal, lorsque l’arrivée de la neige suspendait les contraintes temporelles scolaires, à son émerveillement lors de son premier séjour sur l’île arctique de Svalbard, pour une recherche sur l’histoire tectonique de son massif montagneux, lorsque l’absence de communications avec le reste du monde, les journées de 24 heures et l’austérité du paysage lui ont octroyé cette « conscience aiguë de comment le monde est fait par le temps – et, de fait – de temps ».

Or, poursuit-elle, notre rapport est temps est aujourd’hui marqué par le refus de vieillir et l’hyperconsommation, qui se conjuguent en une espèce de « déni du temps » et même de chronophobie : nous sommes en quelque sorte des « analphabètes du temps ». La rupture conceptuelle avec les cosmologies religieuses grâce à laquelle la géologie, une science relativement jeune, a pu se former, consiste au contraire à partir d’une apprche scientifique du temps : ce sont les avancées des pionniers James Hutton et Charles Lyell, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, qui ont permis à Charles Darwin de formuler sa théorie de l’évolution. Pour parvenir à cette plénitude temporelle que Bjornerud appelle de ses vœux, il nous faut « une vision claire de notre place dans le Temps, à la fois du passé qui nous a longuement précédé et de l’avenir qui s’écoulera sans nous ». « L’Étymologie du monde », comme Bjornerud appelle affectueusement la géologie, est assurément capable de nous aider à préserver l’habitabilité de notre planète.

Jean Lasar
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