La plupart des scientifiques et ingénieurs conscients de l’acuité de la crise climatique ont d’excellentes raisons de vouloir éviter le sujet, il n’empêche que cela commence à être une évidence : il sera impossible de stabiliser le climat terrestre dans un état compatible avec la survie de la civilisation humaine sans commencer à un moment donné à extraire à grande échelle du gaz carbonique de l’atmosphère. Mieux vaut d’ailleurs parler de très grande échelle, puisque l’on parle de gigatonnes.
De même qu’il est illusoire de vouloir écoper une baignoire tant que son robinet reste grand ouvert, espérer réduire la concentration de gaz à effet de serre en échafaudant des stratagèmes de filtrage et d’enfouissement ou de réutilisation du CO2 sans que les sources d’émissions n’aient été taries, ou du moins drastiquement réduites, relève de l’incantation. L’effort à déployer pour capter ou prélever le CO2 puis le neutraliser n’est pas mince : sans même parler du coût, rédhibitoire, les solutions proposées butent sur les énormes quantités d’énergie requises pour accomplir cette tâche. En l’état actuel des connaissances et des technologies, il faudrait reproduire à l’envers toutes les infrastructures qui brûlent des combustibles carbonés, et, qui mieux est, mettre en œuvre à cet effet des énergies non-émettrices. Après tout, si tel est réellement le plan, il faudrait d’abord répondre à la question de savoir pourquoi ne pas utiliser ces sources d’énergie non-émettrices directement à la place des énergies carbonées ? C’est pourquoi beaucoup de climatologues fuient le sujet comme la peste : ils ont bien compris que toute perspective, si ténue soit-elle, de pouvoir continuer à faire tourner la machine thermo-industrielle serait saisie comme une perche inespérée par les mille et un défenseurs du statu quo.
Précision : la réduction directe se distingue de la géo-ingénierie, terme qui regroupe les différentes méthodes imaginées pour contrer l’effet de serre en manipulant directement l’équilibre physico-chimique de la planète bleue, par exemple en disséminant des aérosols dans la partie haute de l’atmosphère pour inhiber le réchauffement. La notion de CDR (pour carbon direct removal) recouvre différentes méthodes ou pistes : capter et neutraliser les gaz à effet de serre sur les sites miniers ou industriels, filtrer l’air ambiant pour les en retirer, recréer de vastes zones de couverture végétale, améliorer l’absorption océanique, optimiser les pratiques agricoles, utiliser le CO2 comme matière première industrielle, etc.
Un ouvrage, publié en début d’année sous la direction de la sociologue-écologue Holly Jean Buck et du géochimiste Roger Deane Aines, Carbon Dioxide Removal Primer, librement accessible en ligne, fait le point sur l’état des connaissances et des recherches dans ce domaine. D’emblée, il met les points sur les i : les techniques examinées ne se substituent en rien aux impératifs de réduction des émissions et de justice sociale et climatique. Mais il montre aussi qu’il existe des pistes sérieuses pour séquestrer durablement du CO2 dans le sous-sol, en ciblant en premier les secteurs les plus difficiles à décarboner. Le potentiel global est estimé à au moins 7 000 gigatonnes de CO2, soit trois fois plus que le volume total émis depuis le début de la révolution industrielle. D’autre part, il existe dans le domaine dit DAC (direct air capture) des techniques de filtrage qui ne nécessitent que de l’électricité et pourraient donc être théoriquement alimentées exclusivement à partir d’énergies renouvelables. Les auteurs prennent soin cependant de souligner que certaines des technologies biologiques de captation de gaz carbonique risquent d’entrer en concurrence avec d’autres utilisations de la surface terrestre, surtout la production alimentaire, mais aussi le déploiement des énergies solaires ou éoliennes, l’urbanisation ou la conservation. De façon générale, ils mettent en garde contre tout techno-optimisme béat qui négligerait les risques et incertitudes liées à des dispositifs dont aucun n’a encore été testé en grandeur nature.
Combien de gigatonnes de CO2 faut-il raisonnablement envisager de retirer de l’atmosphère ? Sans surprise, les évaluations varient fortement. La plupart des études étudiées par le Primer avancent, pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, une fourchette de cinq à quinze gigatonnes de CO2 par an à l’horizon 2050, une perspective véritablement herculéenne puisqu’elle présuppose que d’ici là les émissions directes, actuellement supérieures à 40 gigatonnes par an, soient portées à zéro.
Rédigé au total par une quarantaine d’experts, le CDR Primer ne prétend pas être une somme définitive sur ce sujet complexe et éminemment dynamique, il n’en est pas moins une compilation remarquablement claire et franche. Certes, il fourmille de concepts pointus et d’abréviations ésotériques (méticuleusement explicitées) et n’hésite pas à plonger dans la complexité des processus physiques, chimiques ou industriels étudiés, présupposant donc de la part du lecteur un bagage scientifique minimal. Mais ce faisant, il illustre aussi, de façon quelque peu désespérante, à quel point notre destin collectif dépend désormais de projets pharaoniques au sujet desquels tout reste à découvrir.