La banque Quintet a annoncé voilà deux semaines qu’elle se retirait du marché helvétique. Une bien drôle de nouvelle si l’on considère la jeunesse de son retour dans le saint des saints de la gestion de fortune. L’ancienne KBL y était revenue à la faveur du rachat en août 2019 de Bank Am Bellevue, une boutique de wealth management basée à Zürich. KBL avait déjà quitté la Suisse en 2015 en vendant sa filiale à sa demi-sœur Banque internationale à Luxembourg (Bil), car elle aussi était détenue (à 90 pour cent) par la famille royale qatarie (elle a depuis été reprise par les Chinois de Legend Holdings) et qu’il convenait de dissocier les marques. Les deux établissements de crédit avaient été rachetés en 2012 par la famille Al Thani, respectivement pour 1,05 milliard d’euros et 730 millions d’euros.
Ils n’étaient qu’une quarantaine d’employés à Zürich quand KBL a repris Bank am Bellevue. Sur cette carcasse dotée d’une licence bancaire, KBL (qui est devenue Quintet en janvier 2020)voulait bâtir une « deuxième Pictet suisse » avec des associés rémunérés sur le développement de la banque et de leur business unit. L’érection d’une institution de prestige en partant de presque rien passait par le recrutement à prix d’or de banquiers privés accompagnés de leur clientèle, des transfuges d’UBS ou d’Edmond de Rothschild Suisse, dont le directeur actuel de Quintet Switzerland, Emmanuel Fiévet, est un ancien. Il a remplacé au pied-levé Dagmar Kamber Borens, une banquière de renom dans la Confédération en qui l’ancien patron de KBL Jürg Zeltner avait placé toute sa confiance depuis leur collaboration chez UBS, et qui est partie suite au décès de ce dernier en mars 2020, à l’âge de 52 ans. Jürg Zeltner avait dirigé la gestion de fortune d’UBS jusqu’en 2017 puis avait pris la tête de KBL en mai 2019. Il devait marquer le début d’une nouvelle ère pour le groupe actif dans une cinquantaine de villes européennes (si bien que sa nomination reste la première actualité du site internet de la banque). Il bénéficiait pour cela de la confiance des actionnaires, la famille royale qatarie. Il avait même pu souscrire une (toute petite) partie du capital, lui et son binôme, le Danois Jakob Stott. Ce dernier, ancien vice-président d’UBS, a maintenant repris les rênes depuis la Suisse, mais ne fait pas du hub helvétique une obsession. Jakob Stott, 66 ans, constate que gagner de l’argent en Suisse « prendrait plus de temps que prévu et consommerait une proportion croissante des ressources humaines du groupe, de son énergie et de ses capitaux ». Le Luxembourg, toujours considéré par les gérants de fortune suisses comme la province du métier sert de base de repli à la nouvelle direction.
Le retrait de Suisse est d’abord une tuile pour les dorénavant 87 collaborateurs sur place, dont une quinzaine de banquiers privés. La direction mène des discussions quant à « une réduction des effectifs ». Une décision sera ensuite prise sur la forme du retrait. Soit une vente. Soit une liquidation. Pas de quartier. Dans une analyse (finement sentie) relative au dessein helvétique de KBL, le quotidien Le Temps écrivait en août 2019 : « Un tel projet est possible mais compliqué à mettre en œuvre, en particulier avec des actionnaires incertains basés au Qatar, qui n’ont pas de long parcours dans les services financiers et qui sont souvent impatients ». (Le rapport annuel 2020, rédigé au printemps affiche encore des espoirs pour le marché suisse.) À cela s’est ajouté la pandémie, l’incertitude économique générale et la frilosité des banquiers à lâcher la proie pour l’ombre, à sacrifier des revenus assurés au sein d’un groupe établi pour des primes incertaines dans une start-up de la gestion de fortune. Quintet Switzerland ne pèse que 1,9 milliard d’euros d’actifs sous gestion. Le groupe dans son ensemble en gère 85.
Le fiasco suisse coûte à Quintet. Difficile de le chiffrer précisément du fait des imbrications des dépenses dans les comptes de la société, mais les pertes attribuables aux investissements de long terme s’élèvent à 43,7 millions d’euros en 2019 et 20,3 millions en 2020, selon le dernier rapport annuel. Quintet suit un nouveau plan stratégique depuis l’automne 2019. La banque investit. Ces investissements doivent créer de la valeur. Plus d’actifs sous gestion génèrent davantage de revenus d’intérêts (en dépit de l’environnement de taux) ou de commissions (réalisées sur les transactions). Du coup, les dépenses opérationnelles explosent. Elles tiennent principalement à des efforts de recrutement en conseillers de clientèle de même qu’en prestataires externes pour accompagner la transformation de la banque. Le rapport consolidé 2020 informe que les dépenses opérationnelles ont encore progressé de treize pour cent sur un an, passant à 534 millions d’euros, contre 470 millions en 2019.
La pandémie n’aide pas mais ne grève pas le résultat opérationnel outre mesure. Les revenus d’intérêts ont même progressé et les revenus des commissions aussi. De nombreux rééquilibrages de portefeuille ont été opérés. Au moment du crash, il fallait troquer l’action Total contre le titre Facebook. La perte de Quintet s’élève toutefois à cent millions d’euros, contre un bénéfice de soixante millions en 2019. La différence tient au fait que Quintet n’a pas vendu d’actifs et en particulier l’immobilier, acquis au cours de la longue histoire luxembourgeoise de KBL. En 2019, les cessions d’immeubles ont généré un profit de 127,4 millions d’euros. Le QG luxembourgeois a été racheté par une filiale du groupe pour 92 millions d’euros. D’autres biens ont été cédés pour 35 millions. L’épisode Quintet-KBL sous le règne qatari est jalonné de cessions de bijoux de famille. L’immobilier d’abord. 7,5 millions d’euros pour un immeuble dans la capitale en 2012. Cinq millions d’euros pour la vente d’un autre boulevard Royal en 2013. En 2015, KBL empoche 43 millions avec la vente des bureaux répartis dans trois villes helvétiques, huit millions grâce à un immeuble quartier Gare et 402 000 avec la vente d’un Picasso (petit format). En 2016, une cession immobilière au Luxembourg rapporte 15,1 millions, 51 millions d’euros pour celles réalisées à Monaco et Londres. 47 millions de ventes d’immeubles luxembourgeois finissent encore dans les poches des actionnaires en 2017 et 39 millions pour des propriétés monégasques en 2018… sans compter les dizaines de millions d’euros de ventes d’actifs (comme l’assureur Vitis Life) ou de titres « available for sale » réalisées sur ces mêmes exercices et qui ont ajouté du beurre dans les épinards. Mais, maintenant que tout ou presque est vendu et que les actionnaires recapitalisent (plus de deux cents millions d’euros sur les deux derniers exercices), la définition du modèle d’affaires devient une question de survie.
Le chiffre d’affaires de l’entreprise aurait connu une progression annuelle de huit pour cent depuis la mise en place de sa nouvelle stratégie à l’automne 2019, informe la direction. Au regard des investissements consentis, il est trop tôt pour dire si le jeu en vaut la chandelle. Quintet se recentre sur son core business. Outre le marché UE et le Royaume-Uni, la banque mise maintenant sur les pays du Nord, un berceau d’entrepreneurs, de riches familles et des taxes élevées, soit un terreau fertile pour la structuration de patrimoine et l’optimisation fiscale made in Luxembourg, puisque le booking centre y demeure, selon une organisation matricielle (où les compétences similaires sont regroupées). Un cadre de l’établissement informe ainsi que le modèle hiérarchique entraînait des clashs avec les directeurs de filiales, « des baronnies », qui menaçaient de partir avec leur clientèle à la moindre contrariété.
Ce core business, quel est-il ? Un dépoussiérage du méconnu ouvrage Le charme discret d’un banquier luxembourgeois (paru en 1997) offre un éclairage sur le caractère évolutif de cette filiale de Kredietbank ouverte en 1949 par des dynasties industrielles et des entrepreneurs des Flandres. Son auteur, le journaliste flamand Ludwig Verduyn, explique qu’une banque installée en pays neutre se prêtait parfaitement pour conduire les financements américains du plan Marshall afin de reconstruire le Vieux Continent. Dans ce contexte, les cathos conservateurs européens sont devenus les alliés des Yankees pour endiguer le communisme. Les fonds du plan piloté par la CIA ont notamment alimenté la campagne de la Démocratie chrétienne en Italie. « Les responsables de la Kredietbank avaient très bien compris qu’une banque luxembourgeoise leur permettrait de se rapprocher de la source des financements américains », écrit Ludwig Verduyn.
Les liens avec les partis chrétiens européens deviennent ténus. Après la deuxième Guerre mondiale, le programme du parti chrétien social flamand (PSC-CVP) a notamment été écrit par Pierre Wigny, le père de Damien Wigny, qui a été attaché de cabinet d’André Vlerick (politicien et économiste lié à KBL dont la proximité avec le régime de l’Apartheid sud-africain a fait polémique) puis administrateur délégué emblématique de KB Lux. Cet ouvrage que l’on retrouve dans les rayons de la bibliothèque de la CSSF narre ensuite la conversion du Grand-Duché en un « paradis fiscal » dans les années 1970. Lors de la crise sidérurgique, le Luxembourg prend le virage offshore avec une « politique délibérée de libre circulation des capitaux, une absence de contrôle de la part de la Banque nationale, un secret bancaire strict de même qu’un secret professionnel rigoureux pour les avocats et huissiers, un régime fiscal souple qui rend la structure des holdings très intéressante. ». « Un centre financier offshore où l’anonymat des transactions offre un refuge sûr pour l’argent fraudé au fisc », écrit Ludwig Verduyn.
Ce développement a été permis, détaille-t-il, par le soutien actif des Flamands dans le but de mettre sous cloche la fortune amassée lors de l’industrialisation. « Ils se sont attachés le petit Grand-Duché dans le cadre d’une Union monétaire et ont essayé de l’embrigader politiquement », narre Ludwig Verduyn. Fernand Collin, économiste et patron de Kredietbank professait même que l’extraction de l’argent à la juridiction belge (ou l’évasion fiscale) réduisait la masse monétaire et donc l’inflation. Ludwig Verduyn s’est intéressé à KBL après avoir hérité en 1996 des leaks (que l’on n’appelait pas encore ainsi) de la banque, à savoir les listes des familles clientes, leurs comptes numérotés et certains dossiers qui montraient comment la Kredietbank « élaborait des montages financiers par l’intermédiaire de sa banque-sœur du Luxembourg pour aider ses clients à blanchir l’argent qu’ils avaient gagné au noir ». La suite, on la connaît. Le Luxembourg abandonne partiellement son secret bancaire et les banques se convertissent à la sophistication, avec des sociétés ou des fonds derrière lesquels se cachent les personnes fortunées, moins rentable que le business mass affluent du « dentiste belge » et moins facile d’accès. Voilà le carrefour où Quintet-KBL se trouve.
Petite friandise. Un dernier fait historique soulevé par le journaliste Ludwig Verduyn : les liens de la presse avec Kredietinstitut et la concentration de celle-ci en Flandre, notamment au sein de la maison d’édition VUM (Vlaamse Uitgeversmaatschappij), laquelle compte parmi ses publications De Standaard. « Après la faillite de 1976, sous la conduite d’Albert de Smaele, le gendre de Gustave Sap (l’un des fondateurs de Kredietbank), le groupe passa dans le giron d’André Leysen, lui aussi administrateur de la Kredietbank », écrit l’auteur. Parmi les autres administrateurs de VUM, des membres du parti catholique flamand. Ludwig Verduyn retrace ainsi les liens entre l’éditeur du Tijd (principal journal financier en Flandre), le parti VEV (actionnaire majoritaire) et la Kredietbank. Thomas Leysen (le fils d’André) dirige aujourd’hui Mediahuis, propriétaire et éditeur du Luxemburger Wort et Philippe Vlerick (le neveu d’André) siège à son conseil d’administration.