Une étude digne de confiance tord le cou à l’idée selon laquelle Londres n’aurait pas souffert du Brexit. Celui-ci a redessiné la carte des activités financières
en Europe de manière durable

La City perd des plumes

d'Lëtzebuerger Land du 27.08.2021

La sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne a coïncidé1 avec la pandémie de Covid-19. Par son ampleur et sa durée, la crise sanitaire a mobilisé l’attention et rendu difficile la mesure de l’impact du Brexit sur l’économie britannique, en particulier dans le domaine des services financiers. Mais plusieurs études récentes sont venues éclairer le débat, avec toutes la même conclusion : la City a perdu des plumes et ce n’est pas terminé. La plus intéressante de ces études est sans doute le rapport du think tank britannique New Financial publié en avril 2021**. Dans « Brexit & The City : The Impact So Far », publié en avril, Eivind Friis Hamre et William Wright dessinent l’image la plus complète de l’impact du Brexit sur le secteur bancaire et financier au Royaume-Uni, mais aussi du paysage post-Brexit des centres financiers à travers l’UE.

Plus de 440 entreprises du secteur financier au Royaume-Uni ont délocalisé une partie de leurs activités, déplacé du personnel ou créé de nouvelles entités dans l’UE, ce qui a représenté près de 550 déménagements distincts en direction des autres pays européens. En termes de montants, les banques ont déplacé de 900 à mille milliards de livres soit dix pour cent du total des actifs, tandis que les compagnies d’assurance et les gestionnaires d’actifs ont transféré plus de cent milliards.

Cette estimation est très supérieure à celle réalisée en mars 2019 par le même organisme, qui avait alors calculé que « 269 entreprises du secteur bancaire et financier avaient délocalisé quelque chose » en lien direct avec le Brexit. Pourtant les auteurs pensent qu’elle est très inférieure à la réalité et que par ailleurs le processus n’en est qu’à ses débuts. Dublin est la grande gagnante en termes d’attraction d’entreprises venues du Royaume-Uni. 135 entreprises ont choisi la capitale irlandaise comme emplacement post-Brexit. Cela représente un quart de tous les mouvements identifiés, devant Paris avec 102 entreprises, Luxembourg avec 95, Francfort avec 63 et Amsterdam avec 48, les autres villes n’apparaissant que marginalement. En valeur Francfort est la principale bénéficiaire en termes d’actifs et Paris en termes d’emplois, une tendance appelée à se confirmer.

Le choix du point de chute est en rapport avec le segment de l’activité financière exercée par les partants : un tiers des sociétés de gestion d’actifs qui ont changé quelque chose à la suite du Brexit ont préféré Dublin ; soixante pour cent des sociétés qui ont choisi Francfort comme principale base européenne sont des banques ; et près des deux tiers de celles qui se sont installées à Amsterdam sont des plateformes de négociation, des entreprises de marché ou des sociétés de courtage. Luxembourg présente un « flux entrant » très diversifié entre banques, gérants d’actifs et compagnies d’assurance.

Au début de l’année 2021, il a été fait grand cas du constat que sur la Bourse d’Amsterdam la moyenne quotidienne des actions échangées en janvier s’est établie à 9,2 milliards d’euros (quatre fois plus qu’en décembre 2020) alors qu’elle tombait à 8,6 milliards par jour à Londres. Les Britanniques ont fait valoir que ce changement brutal était lié à un simple effet réglementaire – la Commission n’ayant pas accordé « d’équivalence » à leurs plates-formes de négociation - et que Londres a retrouvé sa prééminence depuis. Mais d’autres chiffres attestent bien d’un recul de la City : entre juillet 2020 et janvier 2021 la « part de marché » britannique sur les swaps de taux d’intérêt en euros a chuté de quarante pour cent à dix pour cent, en partie au profit de centres financiers de l’UE (dont la part est passée de dix à 25 pour cent) mais aussi de New-York.

La perte de substance de Londres ne serait pas compensée par un mouvement en sens inverse. Dans les prochaines années, de nombreux acteurs financiers de l’UE pourraient être intéressés par ouvrir un nouveau bureau au Royaume-Uni pour des raisons réglementaires, mais le résultat probable est que seulement 300 à 500 entreprises, principalement de petite taille, s’y implanteraient, un chiffre bien inférieur aux prévisions d’environ mille. En effet le régime actuel d’autorisations temporaires pour accéder au marché britannique montre que plus de la moitié des demandeurs sont déjà présents au Royaume-Uni. Cela dit aucune place financière n’a dominé les délocalisations, et l’évolution toujours en cours laisse apparaître un monde financier européen multipolaire. De nombreux acteurs ont délibérément divisé leurs activités : près de 70 entreprises se sont implantées dans d’autres villes de l’UE en plus du centre financier choisi comme hub principal post-Brexit. Le rapport estime que cette redistribution de l’activité à travers l’UE reconstitue la situation de la fin du XXe siècle.

Mais à cette époque, la City de Londres était déjà le centre financier dominant en Europe et en dépit du Brexit elle le restera dans les années à venir. Ainsi au premier trimestre 2021, 8,3 milliards d’euros y ont été levés dans le cadre d’introductions en bourse, contre 5,6 milliards à Amsterdam, 5,4 milliards à Francfort et moins d’un milliard à Paris. Londres résiste aussi en termes d’emploi. Peu après le vote favorable au Brexit en juin 2016, les prévisions les plus pessimistes avaient été émises. Le cabinet Oliver Wyman estimait alors que 75 000 emplois seraient rapidement délocalisés vers d’autres centres financiers de l’U.E.

Or, selon l’étude de New Financial, il n’y aurait eu que 7 400 postes de travail déplacés, soit moins de dix pour cent des pronostics d’il y a cinq ans. Deux raisons sont habituellement avancées. Les professionnels de la finance souhaitant conserver autant que possible leur activité dans la City ont trouvé des moyens pour contourner les obstacles réglementaires. Et le déplacement du personnel s’est avéré coûteux et difficile. Londres conserve de nombreux attraits : écoles, vie culturelle, nombreux réseaux d’expatriés établis de longue date. Ses rivaux potentiels dans l’UE ont du mal à présenter une offre correspondante, sauf peut-être Paris, mais les prix de l’immobilier y ont crû de vingt pour cent en deux ans alors que, heureuse surprise, ils plafonnent à Londres (augmentation de six pour cent sur la même période). Par ailleurs les hauts salaires de la finance restent à Londres. Selon un document de l’Autorité bancaire européenne (ABE), le nombre de banquiers gagnant plus d’un million d’euros a augmenté en Allemagne (de 450 à 492), en France (de 234 à 270) et en Italie (de 206 à 241, la plus forte hausse en proportion). Ce flux s’explique en partie par le départ avant le Brexit de 95 banquiers britanniques : une goutte d’eau pour le Royaume-Uni qui abrite toujours 70 pour cent des 5 000 plus hauts salaires bancaires de l’UE en 2019, soit 3 500 personnes !.

1La date du Brexit, initialement prévue le 29 mars 2019
a été repoussée trois fois (jusqu’au 12 avril, puis au 
31 octobre 2019 enfin au 31 janvier 2020). Le nouveau traité a fini par être ratifié le 9 janvier 2020 par la Chambre des communes et le 29 janvier par le Parlement européen. Après une période de transition, le Brexit est entré concrètement en application le 1er janvier 2021.

Échanges de services

Le rapport de New Financial évoque l’impact du Brexit sur le solde des échanges de services financiers entre le Royaume-Uni et l’UE : dans la mesure où des prestations qui étaient auparavant exportées par les Britanniques seront désormais réalisées localement, leur très gros excédent de 26 milliards de livres s’en trouvera fortement réduit. Confirmation en a été donnée par l’Office for National Statistics, selon lequel les exportations et les importations des services en général (banque-assurance, transport, conseil, maintenance, etc.) ont chuté respectivement de douze pour cent et 24 pour cent au premier trimestre 2021 par rapport à la même période en 2019. Le document indique que « dans une certaine mesure, la tendance reste imputable à la pandémie ». Mais en constatant que vis-à-vis des pays de l’UE la baisse est plus sévère (-15 pour cent pour les exportations et -39 pour cent pour les importations), il estime que « le Brexit ne demeure pas sans effet ».

« It’s evidence that Brexit has weakened the UK as the European centre for services. Yes, business shifted to Ireland and Luxembourg to some extent », peut-on lire dans le rapport, qui précise cependant que dans les années à venir la plus forte croissance des exportations de services, y compris financiers, viendra d’Asie avec Singapour et l’Inde sur le podium.

Georges Canto
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