Mardi. Quatrième jour du procès. François Moyse, avocat du prévenu, interroge l’enquêteur Serge Thillens. Le sujet : Des rendez-vous à l’hôtel Royal où son mandant, banquier chez Société Générale Bank & Trust, confiait à son client espagnol, avocat de profession, des « valises de cash ». « Ce sont quand même des opérations un peu bizarres. Est-ce que l’intéressé a été questionné à propos d’éventuelles compensations ? N’y aurait-il pas une volonté de cacher des opérations criminelles ? », demande François Moyse. « Des opérations de compensation ?, nous n’avons pas spécialement travaillé là-dessus », répond le policier. Le substitut du procureur, Guy Breistroff, vient à sa rescousse et replace les événements dans leur contexte. « En 2008, (quand l’interrogatoire est mené, ndlr) le blanchiment de fraude fiscale n’était pas punissable. C’est sans doute pour cette raison qu’il n’a pas été questionné. » Le banquier a bien donné 600 000 euros en liquide à son client espagnol, selon les propres dires de ce dernier. Mais l’accusation soupçonne surtout le banquier d’avoir détourné un demi-million de plus. Les faits évoqués à la Cité judiciaire depuis maintenant deux semaines remontent à 2002-2008, l’ère pré-Gafi, un monde où le centre financier luxembourgeois faisait peu de cas de la lutte contre le blanchiment (AML selon le signe anglais), où les panaméennes se distribuaient comme des petits pains et où les banquiers, parfois, profitaient de l’opacité commandée par leurs clients pour s’en mettre plein les poches, à leur dépens.
Francisco de Borja (le nom est tronqué par la rédaction dans l’attente du verdict) comparaît depuis le 12 octobre pour faux, usage de faux, vol, abus de confiance et escroquerie. En 2016, il avait été condamné à une peine record pour un délit financier : six ans de prison, 200 000 euros d’amende et, au civil, 500 000 euros de dommages à verser à son ancien employeur, la SGBT. Les juges s’étaient prononcés par défaut et avaient pris en considération une « multiplicité d’infractions, ainsi que la durée de plusieurs années sur laquelle elles se sont répétées ». Toutes les opérations frauduleuses n’ont pas été retenues à titre d’escroquerie et de faux pour des raisons juridiques ou des trous dans l’enquête (d’une complexité redoutable vu la multiplicité de transactions, gageons-en). Le montant du préjudice causé par ces infractions à la banque s’élève à plus de huit millions d’euros, selon les enquêteurs. 28 millions d’euros d’opérations seraient liées à une infraction de faux, des signatures des clients scannées et des ordres passés au nez et à la barbe de l’établissement.
Le jour de l’audience, le 7 mars 2016, l’avocat du prévenu, Rosario Grasso, et le tribunal avaient dû constater l’absence de Francisco de Borja. Celui-ci avait d’ailleurs été jugé avec plus de sévérité. Le condamné a rapidement fait opposition et, cinq ans plus tard, on rediscute des mêmes faits. En présence de l’accusé cette fois. Cheveux ondulés plaqués au-dessus d’un large front. Lunettes aux montures rectangulaires noires. Costume et cravate sombres. Léger embonpoint caractéristique de la cuisine à l’huile. Francisco de Borja s’assoit, solennel et presque sympathique, sur le banc des accusés à la droite du tribunal. L’histoire, la sienne et celle du Luxembourg offshore, se déroule à nouveau. Francisco de Borja est né en 1974 à Barcelone. Il est issu d’une riche famille catalane. Et quand il débarque dans la filiale luxembourgeoise de la Société générale en 2002 après des études d’ingénierie patrimoniale et un début de carrière d’avocat, c’est avec des membres de sa famille pour clients. Il est nommé Business Development Manager, ou apporteur d’affaires, chargé du marché espagnol. Il fait ses preuves et gagne rapidement autour de 300 000 euros par an, selon les faits narrés dans le jugement de première instance. Y est même cité son ancien patron avec qui il a noué des relations cordiales. « Très vite il est apparu plus logique qu’il s’occupe aussi du suivi des clients qu’il apportait. En effet, une fois que les clients avaient pris confiance dans une personne, ils étaient réticents à l’idée de changer de contact au sein de la banque », explique l’administrateur délégué de l’époque, Vincent Decalf, durant l’instruction. Francisco de Borja joue donc aussi les Customer Relationship Manager, une confusion des genres et une concentration du pouvoir de décision qui intéressent les parties depuis le début du procès.
L’administrateur délégué et le banquier se côtoient. Voyagent ensemble en Espagne. Vincent Decalf parle couramment espagnol, apprend-on cette semaine au fil des témoignages. À la barre mercredi, les anciens collaborateurs de la banque sise sur le Boulevard Royal dessinent un monde où tout a tourné rond jusqu’au jour fatidique. L’ancien n+2 de Francisco de Borja, directeur commercial et responsable des chargés de compte, raconte qu’il « était très bon ». « J’avais quitté la banque quand c’est apparu (l’hypothèse de détournements, ndlr). J’étais même prêt à l’engager dans mes nouvelles fonctions », témoigne Philippe Kenis, parti vers une autre banque. Claudio Bacceli, un ancien cadre, directeur adjoint de la banque privée chez SGBT, est interrogé mercredi par le substitut du procureur sur le recours aux multiples sociétés offshore (Panama, Delaware ou Curaçao) utilisées dans les montages : « Il faut se placer dans le contexte de 2007. Si le client nous demandait, on le faisait », dit-il benoitement. (Au Land en 2010, il affirmait : « le business model de notre banque au Luxembourg est adapté à la réalité qui est orientée depuis longtemps vers la finance onshore ».) Questionné sur les procédures de signature et de contrôle à la banque, l’ancien chef des banquiers privés de SGBT les juge « très strictes » et évacue, avec un certain charme italien : « Je vous invite à demander à quelqu’un d’autre ». Un ancien cadre du risque crédit, Philippe Peyrache, explique qu’un banquier comme Francisco de Borja pouvait effectuer des opérations sans les accords de l’équipe risque, et manifestement aussi des clients, jusqu’à un montant de 300 000 euros.
Retour en octobre 2008. La collaboration fonctionne parfaitement lorsqu’un jour, le banquier s’adresse à Philippe Peyrache pour refinancer, pour un de ses clients, un crédit de trente millions d’euros dans le cadre d’un appel de marge. « Je lui ai donné l’accord sous réserve qu’il conclut les dépôts sur le même compte », détaille le responsable risque. « Le lendemain, on se rend compte que l’argent est parti ». Le 22 octobre, sont effectués treize virements d’un montant global de trois millions d’euros, mais dont aucun ne dépasse le seuil des 300 000 individuellement. Francisco de Borja ne reviendra jamais au bureau. Il se met en congé maladie puis démissionne et repart en Espagne. SGBT réalise un audit interne. Il ne sera pas mis en doute par la police qui raconte cette semaine sur un ton candide l’utilisation de comptes numérotés avec une offshore au-dessus ou encore le courrier gardé : « Souvent les clients ne voulaient pas qu’on leur ramène la correspondance bancaire en Espagne à cause des contrôles aux frontières. (…) C’est ce qui se faisait à l’époque ». Voilà pour la discrétion.
L’enquête judiciaire et le procès d’une manière générale révèlent les mécanismes du blanchiment. L’une des 19 parties civiles s’estimant lésée en première instance dit avoir rencontré Francisco de Borja à Barcelone en 2004. Le banquier avait alors suggéré d’enclencher un mécanisme de compensation par lequel des fonds pouvaient être transférés de l’Espagne vers le Luxembourg, « par compensation de la même somme qu’un autre client souhaiterait prélever en Espagne ». Un prêt back-to-back, permettant de réintégrer l’argent « dans le circuit économique espagnol officiel », selon les pudiques termes du jugement de 2016, a aussi été proposé. Le montant est remboursé par les dépôts d’argent sale déjà dans les coffres à l’étranger, mais les sous atterrissent d’un coup sous la forme d’un prêt bancaire, donc blanchis, les autorités nationales ignorant le transfert initial. Dans ce processus comme dans d’autres, Francisco de Borja use de la confiance de ces clients et de celle de ses collègues et l’argent circule de comptes en comptes, si bien que tout le monde en perd la trace. Personne n’est capable d’estimer réellement l’enrichissement indu du prévenu. Dans le jugement de 2016, la banque évalue à sept millions les « détournement que Francisco de Borja aurait réalisé à son profit ». Des achats immobiliers au Luxembourg sont identifiés. Deux appartements dans la résidence « Christina » route d’Arlon dans la capitale auraient été acquis via le produit de l’infraction. L’origine des 450 000 euros utilisés pour l’acquisition de terrains à Bascharage n’est pas certaine. Mardi, le président de l’audience s’impatiente. « L’argent, où-a-t-il atterri ?»
La défense du prévenu s’engouffre dans la complexité des transactions et laisse entendre qu’un seul individu, dans une banque de 1 900 employés, ne peut opérer des centaines de transactions délictueuses. Depuis le début de l’instruction, le banquier nie avoir commis des faux et détourné la propriété de ses clients. Il justifie les mouvements et la confiance des clients par un pacte de famille, « une pratique courante dans les riches familles catalanes », selon l’intéressé. Un pacte que personne n’a jamais vu et que les membres de la famille lésés par Francisco ne connaissent. Pour François Moyse son avocat, toutes les transactions revêtent une pertinence économique. Quand il sort 200 000 euros du compte d’un cousin éloigné, Francisco de Borja explique que la personne débitée a été dédommagée par son père et qu’il consistait ici à nettoyer de l’argent noir. « En date du 2 février 2009, le mandataire du prévenu a fait parvenir au cabinet d’instruction un Mémoire avec Offres de Preuves reprenant sur 77 pages diverses explications quant aux chefs d’inculpation. Tous ces documents auraient été vérifiés et validés par d’autres départements de la SGBT ; il y aurait toujours eu un contrôle par un responsable du département. Or, aucune irrégularité n’aurait jamais été constatée ; toute confection de faux serait ainsi contestée », écrivent les juges, dubitatifs, dans le dispositif de 2016. Francisco de Borja y fait en outre valoir qu’il a géré ses clients en contact direct avec le grand patron Vincent Decalf. « Les ennuis auraient commencé quand il a quitté la banque », explique-t-il. La défense a convoqué Vincent Decalf, administrateur et toujours résident au Luxembourg, par voie d’huissier. Il ne s’est pas présenté mercredi quand les avocats de Francisco de Borja se retournaient, fébriles, vers le fond de la grande salle d’audience du tribunal correctionnel pour constater quels témoins avaient fait le déplacement. Ce jeudi, un juge est malade. De même que l’expert graphologue qui avait relevé, voilà presque dix ans, que « très probablement », au moins 80 pour cent des signatures utilisées pour effectuer les transferts étaient factices. L’audience reprendra le 10 novembre avec une contre-expertise et les explications, très attendues, de l’accusé… il dira qu’il n’est pas seul dans cette histoire.