L’étude de l’Observatoire européen de la fiscalité, lié à la Commission européenne,
considère le Luxembourg comme paradis fiscal et vise les banques qui y sont installées

Des habitudes persistantes

d'Lëtzebuerger Land du 17.09.2021

En octobre l’Union européenne publiera une version révisée de sa liste des « pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales ». La première a été établie en décembre 2017, et la dernière en date remonte à février 2021. À ce moment l’UE recensait 21 paradis fiscaux partagés en une « liste noire » (douze pays) et une « liste grise » (neuf pays). Par principe aucun pays de l’Union n’y figure1. Bien évidemment les ONG plus ou moins spécialisées dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales établissent leurs propres listes, fondées sur des méthodologies qui élargissent considérablement le spectre des paradis fiscaux. Ainsi Oxfam en comptabilise 582, soit quasiment trois fois plus que l’UE.

Il est plus surprenant que des structures à vocation académique suivent le même chemin. C’est pourtant ce qu’a fait l’Observatoire européen de la fiscalité à l’occasion d’une étude publiée en août dernier sur le comportement des banques européennes vis-à-vis des paradis fiscaux, intitulée Have european banks left tax havens ? Evidence from country-by-country data. C’est seulement son deuxième rapport car l’OEF est tout récent. L’observatoire a été créé en mars 2021. Il est hébergé par la Paris School of Economics (PSE), qui regroupe plusieurs institutions prestigieuses d’enseignement et de recherche françaises et étrangères.

Le fait qu’il soit dirigé par Gabriel Zucman indique déjà quelle pourrait être son orientation. Co-auteur du World Inequality Report et du Triomphe de l’injustice, il appartient à l’école de pensée de Thomas Piketty qui fut son directeur de thèse. Également professeur à Berkeley et soutien de Bernie Sanders, il est, comme tout bon économiste français de gauche, partisan d’un alourdissement de la fiscalité. En juillet dernier il déclarait au magazine Challenges que « le plus important, c’est de s’attaquer à ceux qui ne paient pas assez, les grandes fortunes et les multinationales. On peut aussi taxer les patrimoines de façon exceptionnelle et imposer les surprofits des entreprises liés à la crise, notamment dans la Tech ».

Pour établir une liste des paradis fiscaux nécessaire à la réalisation de leur enquête, les trois auteurs du rapport, Giulia Aliprandi, Mona Barake et Paul-Emmanuel Chouc ont considéré deux critères. Le premier est un taux d’imposition (effectif) inférieur ou égal à quinze pour cent. Le second est le rapport entre les bénéfices d’une banque localement et le nombre de ses salariés. Un rapport élevé « suggère que les profits enregistrés sont essentiellement déplacés depuis d’autres pays où a lieu la production de services ». N’ont toutefois été retenus que les vingt pour cent des pays où le profit par salarié est le plus élevé. Sur cette base ils parviennent à dresser une liste de 17 paradis fiscaux. Trois pays de l’UE qui sont les bêtes noires des ONG y figurent : Malte, l’Irlande et le Luxembourg. S’y ajoutent quatre territoires européens de la Couronne britannique : Gibraltar, Guernesey, l’île de Man et Jersey. Complètent la liste : les Bahamas, les Bermudes, Hong Kong, les îles Caïman, l’île Maurice, les îles Vierges britanniques, le Koweït, Macao, Panama et le Qatar.

Chose étonnante : il n’y a qu’un seul pays, le Panama, commun à la liste de l’UE ! Ce parti pris totalement assumé est de nature à biaiser les résultats d’une étude a priori très intéressante par son objet.

Depuis 2014, les groupes bancaires européens sont en effet tenus de publier des données d’activité pays par pays. Il était légitime de s’interroger, au bout de six ans, sur la manière dont la structure de leurs affaires avait évolué, particulièrement dans les tax havens. L’échantillon était composé de 36 banques issues de onze pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne Finlande, France, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) opérant dans 90 pays dans le monde. Deux tiers de l’échantillon (24 établissements) venaient de seulement quatre pays (Allemagne, Espagne, France, Royaume-Uni). Les banques sélectionnées ont réalisé en moyenne 144 milliards d’euros de bénéfices annuels depuis 2014, soit les trois quarts des profits de l’ensemble du secteur en Europe. La conclusion du rapport de l’OEF, riche de soixante pages, est sans appel. « Malgré l’importance croissante de ces questions dans le débat public et dans le monde politique, les banques européennes n’ont pas réduit de manière significative leur recours aux paradis fiscaux » écrivent les auteurs. Sur la période 2014-2020, les 36 banques étudiées ont logé dans les 17 paradis fiscaux identifiés en moyenne quatorze pour cent de leurs profits, soit vingt milliards d’euros par an.

Ces montants ont bien été taxés, mais à des taux très inférieurs à ce qu’ils auraient dû normalement supporter, avec des disparités importantes selon les tax havens d’accueil. D’autre part, le recours aux paradis fiscaux varie considérablement d’une banque à l’autre. Parmi les banques étudiées, sept présentent un taux d’imposition effectif particulièrement bas, inférieur ou égal à quinze pour cent, contre vingt pour cent en moyenne. C’est notamment le cas d’HSBC, avec treize pour cent. Elle est présente dans plusieurs paradis fiscaux mais tire surtout avantage du fait que 60 pour cent de ses bénéfices sont domiciliés à Hong-Kong, ville où elle a été fondée en 1865, et où le taux ne dépasse pas onze pour cent !

Deux autres banques de l’échantillon se signalent par un recours élevé aux avantages fiscaux du Luxembourg. Ainsi la Deutsche Bank, présente dans 59 pays et dont 22 pour cent des profits sont logés au Luxembourg, contre cinq pour cent dans d’autres tax havens (Hong-Kong, Malte et Maurice notamment). Le nombre de salariés de la DB au Grand-Duché pèse 1,2 pour cent du total contre 50 pour cent en Allemagne, pays où elle déclare seulement un tiers de ses résultats. La Société Générale est aussi concernée. Elle ne déclare en France que treize pour cent de ses profits alors qu’elle y emploie un tiers de son effectif. Le « paradis fiscal », au sens de l’OEF, le plus utilisé est le Luxembourg où environ huit pour cent des profits sont enregistrés (pour 1,5 pour cent de l’effectif total). Le rapport note une particularité : aussitôt après la France, c’est en République tchèque que la SG comptabilise le plus ses profits (onze pour cent), au sein de sa filiale KB. Avec un taux d’imposition de 17 pour cent, ce pays n’est pas qualifié de paradis fiscal, mais « son utilisation comme destination fiscale signifie que les banques peuvent tirer avantage d’autres pays européens où l’imposition est plus faible ». Comme l’étude montre par ailleurs qu’au moins dix pour cent du total des profits des banques sont logés dans des pays à faible fiscalité mais non actuellement considérés comme paradis fiscaux, la liste de ces derniers, telle qu’établie par l’Observatoire, pourrait nettement s’allonger.

Comment mettre fin aux comportements persistants des banques, qui causent un manque à gagner important aux finances publiques des pays d’origine des établissements ? Pour les auteurs l’application de l’accord de principe signé le 1er juillet 2021 sous l’égide de l’OCDE, et particulièrement son Pilier Deux qui « entend encadrer la concurrence fiscale en matière d’impôt sur les bénéfices des sociétés en introduisant un impôt minimum mondial de quinze pour cent » serait un grand pas en avant. En pratique si une banque allemande a un taux d’imposition effectif de dix pour cent sur les bénéfices qu’elle comptabilise à Singapour, l’Allemagne lui imposerait un impôt supplémentaire de cinq pour cent.

Mais cela resterait insuffisant. En effet selon leurs calculs, ce taux ne permettrait de générer que trois à cinq milliards d’euros de recettes supplémentaires pour les États européens, soit treize pour cent de plus qu’aujourd’hui. En effet dans plusieurs « territoires à fiscalité favorable », paradis ou pas, le taux effectif d’imposition est déjà très proche de quinze pour cent. Avec un taux de 21 pour cent, les rentrées fiscales additionnelles seraient de six à neuf milliards, un niveau encore trop limité selon les auteurs, qui se rallient finalement à un prélèvement de 25 pour cent permettant d’engranger dix à treize milliards annuels. Ce montant représenterait une hausse de quarante pour cent des impôts actuellement payés par les banques et aurait un effet dissuasif. Mais comme le taux de 25 pour cent serait appliqué partout, ces sommes ne proviendraient qu’à hauteur de 27 pour cent seulement des paradis fiscaux ; à peu près autant seraient issues du marché domestique tandis que quasiment la moitié de la collecte viendrait de l’imposition des activités dans les pays étrangers « non-paradisiaques ». Ce serait donc l’activité internationale des banques dans son ensemble qui serait impactée.

Georges Canto
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