Je le croise presque tous les matins et chaque matin, c’est le même rituel. Je m’installe dans ma voiture pendant qu’il démarre la sienne, allume sa cigarette et me salue d’un mouvement de tête en tirant sa première bouffée. Je lui rends son bonjour d’un signe de la main et lui cède la priorité. Nous faisons une partie du chemin ensemble, même route, même horaires, chacun vers son travail… Je le croise presque tous les matins et chaque matin, c’est pareil.
Quelques mètres avant d’entrer sur l’autoroute, il descend sa fenêtre et d’une chiquenaude, jette son mégot dans un terre-plein fleuri qui borde la chaussée. Sans aucune gêne. Sans aucun remord. Sans aucune remise en question. Juste comme ça, naturellement, comme si ce terre-plein fleuri était fait pour ça. Et moi, derrière lui, tous les matins, je rêve de klaxonner, de l’interpeller, de lui demander s’il réalise que son geste n’est pas sans conséquence. Qu’à ce rythme, ses petits mégots, jetés cinq matins par semaine, 52 semaines par an, vont bientôt finir par noyer les pauvres marguerites qui tentent encore de survivre sur ce monticule de terre, fouetté par les pots d’échappement.
J’ai envie de lui demander s’il est au courant qu’un mégot, ça met entre deux et cinq ans pour disparaître de la nature. S’il réalise que ce déchet d’à peine quelques centimètres suffit à lui seul à polluer l’équivalent de la petite piscine remplie d’eau, qu’il a installé dans son jardin, pour ses enfants. Car oui, justement, il a des enfants. Aussi, j’aimerais lui demander quelle éducation il a eu et quel exemple il compte leur donner. Vraiment, j’aimerais comprendre comment, à l’heure actuelle, on peut encore balancer des ordures par sa fenêtre de voiture avec zéro culpabilité. Et s’il s’en fiche, et si son environnement, il s’en balance, si le respect, ça lui est étranger… je voudrais quand même lui rappeler que sa petite routine matinale est passible d’une amende de 49 euros. 49 euros, cinq matins par semaine, 52 semaines par an… peut-être que ça, ça le ferait réfléchir.
En attendant, je ne dis rien. Je me tais. Peut-être parce qu’au fond, je ne me sens pas légitime pour lui faire une leçon de civilité. Alors non, moi, je ne jette pas mes déchets par la fenêtre de ma voiture. Même pas mes trognons de pommes. Et les ordures que je croise en chemin, je les ramasse, et en profite pour sensibiliser mon fils aux bonnes manières en la matière. Globalement, j’essaie de faire ce que je peux pour réduire mes poubelles. J’achète sans emballage, j’ai banni le plastique de ma maison, je collectionne les sacs et cotons réutilisables, je fais du compost et j’ai pas mal d’imagination côté cuisine pour limiter le gaspillage alimentaire.
Mais à côté de ça, je prends ma voiture pour travailler. Et je le sais, ça n’est pas très écolo. Je prends aussi l’avion pour voyager, j’ai tendance à lancer mes machines à laver un peu trop chaudes, à utiliser mon sèche-linge pour gagner du temps et à me prélasser dans un bain de temps en temps. Bref, je ne suis pas exemplaire et je le sais. Alors jeter la pierre sur ce voisin jeteur de mégot, je n’ose pas trop.
Peut-être me contenterai-je de lui glisser cet article dans sa boîte aux lettres ou de raconter la légende du colibri à ses enfants. Vous ne la connaissez pas ? Laissez-moi vous la conter en guise de conclusion. « Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : ‘Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !’ Et le colibri lui répondit : ‘Je le sais, mais je fais ma part.’ »