Comme sur des roulet tes

d'Lëtzebuerger Land du 07.06.2019

Si vous craignez les amoureux qui se tiennent par la main dans les allées du parc municipal, les personnes qui promènent leur chien au bout d’une laisse de quatre mètres et, par-dessus tout, les distraits qui marchent au milieu des trottoirs en écoutant du Rammstein à fond dans leurs écouteurs, c’est à n’en pas douter que vous faites partie des lovers du vélo.

C’est un vieux truc de cirque : l’acrobate manque sa première tentative afin de susciter l’admiration du public lorsqu’il réussit un peu plus tard. Pour le système des Vel’oh, la tactique semble avoir porté ses fruits après le démarrage plutôt chaotique de la version 2.0, déblocable depuis son smartphone et, surtout, dotée d’une assistance électrique mais qui a connu quelques dysfonctionnements jusqu’à la fin de l’hiver. Au premier rayon de soleil, les adeptes de la bicyclette sont désormais de plus en plus nombreux. Les chantiers et la circulation pour le moins congestionnée de ces derniers mois constituent certainement un facteur de motivation supplémentaire pour éviter tout moyen de locomotion motorisé aux abords de la capitale.

Les Contador de Cents ou les Lance Armstrong du Limpertsberg sont également encouragés par les pouvoirs publics à participer à l’initiative Mam Vëlo op d’Schaff. Ce n’est pas vraiment un concours, dans le sens où ce n’est pas ceux qui font le plus de kilomètres ou qui roulent le plus vite qui seront récompensés, mais plutôt une initiative participative, où chacun renseigne ses parcours de la journée, sans doute plus pour le plaisir d’y prendre part avec famille ou collègues que dans la perspective de battre des records. Heureusement qu’il ne s’agit pas d’une compétition, car il ne faudrait pas grand-chose pour raviver les penchants les plus obscurs de l’être humain qui se cache derrière tout cycliste.

Premièrement, l’application Vel’oh – qui n’est pas indispensable à l’utilisation du système mais vous permet d’en tirer pleinement parti – vous indique le temps qu’a duré votre trajet. Si vous êtes un cycliste plus régulier, équipé de votre propre matériel, vous faites peut-être partie des utilisateurs de Strava, qui vous permet de partager et analyser tous vos parcours. La première fois que vous passez en dessous des quinze minutes pour faire votre parcours Kirchberg-Bonnevoie, vous vous prenez pour un champion. Vous enfilez votre gilet jaune comme si c’était le maillot de la même couleur. Bon, OK, vous bénéficiez de l’assistance électrique. Mais, vous, vous n’êtes pas dopé, si ce n’est au café. Ceci dit, les pros courent devant ou derrière les voitures de sécurité , pas coincés entre les pelleteuses, les trottinettes électriques et les autobus à double accordéon. Chaque année, et pas plus tard qu’en début de cette semaine, des accidents graves sont à déplorer. Mieux vaut donc oublier les rêves de performance et jouer la carte de la prudence.

Deuxièmement, le succès de la chose en fait un objet de désir et, comme tel, de jalousie et de convoitise qui va réveiller vos plus bas instincts. Comme les transats à l’ombre au bord de la piscine de l’hôtel, il faut anticiper le comportement de vos congénères si vous voulez conserver une chance d’avoir encore un vélo disponible. La polarisation de la ville en quartier dédiés à une activité principale (dormir, étudier, travailler, faire du shopping, sortir) a pour conséquence que tout le monde part de Belair pour aller au Kirchberg le matin et qu’il ne faut pas trop compter sur un flux inverse avant la fin de la journée. Le gros coup de stress, c’est quand l’application vous annonce qu’il ne reste plus qu’un vélo à la station devant chez vous alors que vous n’avez pas encore brossé vos dents ou, pire, qu’il n’y a plus qu’une dernière place libre à la station de Clausen un samedi soir… Si jamais quelqu’un arrive avant vous, il vous faudra vous garer à plus de 10 minutes ! Dans ce cas, autant passer votre soirée dans le centre-ville, les rives ce n’est plus ce que c’était !

Il faut donc résister à la tentation de passer du côté obscur et profiter, plutôt, des petits plaisirs offerts par les pédales. Vous discutez des meilleurs itinéraires avec les autres cyclistes arrêtés au feu rouge. Vous rencontrez des inconnus et échangez sur les mérites respectifs de vos montures. Vous savourez l’air frais en circulant paisiblement sur la passerelle sous le pont Adolphe, et prenez tranquillement les virages d’accès pour éviter de vous retrouver avec un adepte du selfie en travers du guidon ou, pire, face à une trottinette électrique engagée à contre-sens. Et, surtout, vous remarquez qui parmi vos collègues a désormais les mêmes défauts que vous : le brushing aplati par le casque, les bas de pantalon noircis ou froissés, la paire de chaussures de rechange dans le tiroir du bureau et, le détail qui tue, les petits moucherons incrustés sur les lunettes (ou pire, collés aux incisives).

Cyril B.
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