Danse

Confrontation avec les racines

d'Lëtzebuerger Land vom 07.07.2023

Pour le spectacle Vlaemsch (chez moi), le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, le plasticien Hans Op de Beeck, le musicien Floris De Rycker (de l’ensemble Ratas Del Viejo Mundo) et le créateur de mode Jan Jan Van Essche se sont associés pour explorer la singularité de leur origine flamande commune dans leur signature artistique.

Datée de 2022, cette création est aussi un adieu du chorégraphe à Anvers où il est né. De mère flamande et de père marocain, Cherkaoui a été de 2015 à 2022 à la tête du ballet des Flandres avant de remplacer Philippe Cohen, au Grand Théâtre Genève.

À l’image de ses précédentes créations, il s’agit ici de créer des ponts entre les cultures et une communauté interculturelle au langage chorégraphique singulier et libre de s’exprimer. Quatorze danseurs et danseuses expérimentés de nationalités diverses, des musiciens spécialistes de leurs traditions musicales mais à l’affût de valorisations croisées et d’influences, évoluent pendant cent minutes sans relâche avec brio.

Dans le premier tableau, nous sommes plongés dans le brouillard puis dans un clair-obscur, référence évidente à l’histoire de l’art et à la Flandre de la Renaissance, grand centre artistique d’échanges avec les cours de toute l’Europe. Des costumes en matières « nobles » fluides en noir et blanc, des sculptures de Hans Op de Beeck – artiste qui a été exposé au Fëschmaart en collaboration avec Erwin Olaf pour leur Inspired by Steichen – la scène est dans des tons gris cérusés avec des formes en bois qui évoluent selon la nécessité de la chorégraphie et l’évocation des temporalités du passé, présent et futur.

Sur la droite, un grand livre ouvert et un gigantesque crâne, tel un Memento mori pour nous rappeler que nous ne sommes points éternels, la sculpture Vanitas XL. Dans cette scénographie inspirée du thème des vanités dans la peinture flamande, les quatre artistes jettent un pont entre peinture, musique, architecture et costume, le mouvement de la danse intégrant alternativement le pinceau comme partenaire ou le cadre sans toile du peintre.

Le cadre comme tunnel de notre représentation de la réalité avec l’exploration intéressante de ces notions dans un passage remarqué : les danseurs devant trouver des solutions corporelles ou finalement intellectuelles pour passer dans des cadres de plus en plus étroits. Du devoir de souplesse extrême pour certains à l’agilité de l’évitement de l’épreuve pour d’autres, en écartant de la main le cadre, difficile de ne pas y voir une métaphore de la perception des contraintes rencontrées dans notre quotidien….

Toujours très présente, la pensée de Noam Chomsky revient comme un trait d’union dans l’œuvre de Cherkaoui. Le créateur réitère l’urgence de la remise en question régulière de la pensée eu égard au flux d’information auquel nous nous trouvons exposé et la nécessité de l’indépendance intellectuelle et l’ouverture aux autres au risque de devenir l’expression d’une forme de pensée moraliste voire obsolète sur certains aspects.

En moins d’une décennie, l’addiction aux réseaux sociaux n’est plus à démontrer ni même ses conséquences sur le rapport avec son corps ou avec l’intimité… Cherkaoui, interroge la dimension d’une culture à la rencontre d’autres et les contours de la liberté d’appropriation et d’expression interculturelles. Il se sert de nombreuses références sur la place de l’église en Flandre, le scoutisme, le nationalisme, le patrimoine musical de Jacques Brel (Marieke) ou de Wannes Van De Velde (De Flamingant ne me traitez)...

Plusieurs petits discours en guise de fil conducteur de la pensée du chorégraphe et une kyrielle de tableaux de groupes (danse escrime avec pinceau – avec les cadres) alternant avec des solos, les uns plus époustouflants que les autres (Pau Aran Gimeno, en Jésus, la mariée etc…).

Un travail d’orfèvre du corps et des techniques variées lesquelles renvoient à l’expression libre de chacun et à la possibilité du vivre ensemble au sein d’une société interculturelle et fluide. Un postulat collectif des artistes qui revendiquent pour le futur qu’être flamand c’est un état dynamique, l’inverse de l’état statique, de l’isolement.

Emmanuelle Ragot
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