Mercredi 7 septembre, sortira Corsage de Marie Kreutzer. Le film a valu à Vicky Krieps le prix de la « meilleure performance » dans la section Un Certain Regard à Cannes ou plus récemment celui de la meilleure actrice au Festival du Film de Sarajevo. Des récompenses qui suivent les avis quasi unanimes de la presse de tout bord et de tout pays. « On n’arriverait pas à dire du mal de l’actrice avec un revolver sur la tempe », écrivait Sandra Onana dans Libération en juillet 2021, année où, comme il y a quelques mois, le Festival de Cannes accueillait deux films avec la Luxembourgeoise. En quelques films bien choisis, l’actrice est passée de « sa tête me dit quelque chose » à « c’est un film avec Vicky Krieps ». La petite fille d’Hesperange est devenue une star internationale.
Ce n’est pas qu’elle soit inaccessible, snob ou hautaine, mais désormais, pour interviewer Vicky Krieps, il faut passer par son agent. À Paris ou à Berlin, au choix. Pas à Hollywood, elle n’en a pas voulu de l’autre côté de l’Atlantique. Elle n’aime pas beaucoup ça, nous confirme son père Bob, mais elle se plie « de bonne grâce, parce qu’elle est pro » aux règles du genre : validation des photos, interviews en cascade (on dit junket dans le jargon), petites phrases et anecdotes bien senties. Pour contourner cette obligation, la parole est donnée à ceux qui la côtoient depuis longtemps pour qu’ils dressent les contours, pas toujours précis, de cette « actrice imprévisible et libre d’esprit », telle que la définit la réalisatrice Marie Kreutzer. Un « esprit libre » que Vicky cultive depuis toujours. « Elle était différente des autres et n’essayait pas de se changer pour correspondre à une image. Par exemple, elle ne buvait pas et ne fumait pas », résume Govinda Van Maele. Aujourd’hui réalisateur et producteur, il faisait partie de la même clique de jeunes qui se retrouvaient à la JEC (Jeunesse Étudiante Chrétienne, « un comble pour une famille socialiste », rigole son père) où ils ont monté leurs premières pièces et tourné leurs premiers films. « On était tous attirés et fascinés par le cinéma : on allait voir des films, on écrivait des scénarios, on fabriquait des costumes, on tournait en super 8 ou en vidéo. Un peu comme des groupes de musique qui passent leur temps à répéter », se rappelle-t-il en se promettant d’exhumer un jour les images de ce film moitié documentaire, moitié horreur que la bande a tourné pendant plusieurs années. « Après cela, on a monté l’association Filmreakter, pour aller plus loin et être plus professionnels », relate Bernard Michaux, un des piliers du groupe, devenu producteur (notamment de Corsage, chez Samsa Film), « on se soutenait mutuellement sur tous les projets en imaginant notre futur dans ce secteur ».
« Elle est tombée dans la marmite, elle n’a pas besoin de faire semblant », ajoute encore Govinda. Avant même cette adolescence créative, les rôles et déguisements étaient la seconde nature de la future actrice. « Quand on était petites, on passait notre temps à inventer des histoires, à jouer des personnages. Le grand jardin et les ruines du château voisin nous inspiraient beaucoup », rembobine Anna, la sœur cadette de Vicky. « On était un peu fofolles. On se créait des univers, on écrivait des pièces et des chansons qu’on jouait devant nos parents », renchérit Eileen Byrne, sa voisine et amie d’enfance, devenue réalisatrice (elle travaille en ce moment à l’adaptation du roman Marianengraben). « Pendant que les autres sortaient en boîte de nuit, nous on buvait du thé en écrivant des histoires », ajoute-t-elle. « Vicky ne voulait pas être à la mode ou se maquiller et être belle. Ça lui été égal d’être populaire. »
Il faut dire que la liberté n’est pas un vain mot dans la famille Krieps. On peut remonter à Adolphe (1882-1950), qui a mené les grèves de 1917 à Esch et de 1921 à Differdange en tant que président du conseil ouvrier. Déporté pendant la guerre, il est à l’origine de la fondation du parti socialiste luxembourgeois et a défendu le droit de vote des femmes. Les valeurs humanistes et sociales ont ensuite été défendues par Robert (1922-1990), plusieurs fois ministre (notamment aux Affaires culturelles, ressort qu’il crée) et acteur de quelques grandes avancées sociétales comme la création du planning familial en 1966 ou l’abolition de la peine de mort en 1979. « Pour qu’un talent s’épanouisse, il faut un ensemble de circonstances complexes et difficile à répéter », constate quant à lui Bob Krieps qui s’amuse de devoir « maintenant plus souvent parler de [ma] fille que de [mon] père ». Le père de Vicky est certainement celui par lequel le cinéma est arrivé. Avant d’intégrer le ministère de la Culture comme coordonnateur général en 2010, il a travaillé à la distribution de films de patrimoine et à la gestion de droits de musiciens. « J’avais acheté un projecteur et un écran pour montrer des films aux enfants. On organisait des séances de cinéma en famille ». Dans plusieurs interviews, Vicky raconte que la projection de La Belle et la Bête (Jean Cocteau, 1946) avait été un choc esthétique. Anecdote que Bob ne reprend pas à son compte « on regardait aussi bien des classiques français que des grosses productions américaines. » Dans cette éducation aux arts, on n’oubliera pas de citer Evi, la mère, une artiste qui a étudié à l’académie des arts de Düsseldorf et qui a éveillé ses enfants à la peinture, au théâtre ou aux marionnettes... « Et à l’ouverture aux autres. La maison accueillait toujours du monde », ajoute Anna.
Ce vent de liberté et de contestation a marqué les jeunes années de Vicky Krieps. Elle fait déjà les gros titres dans la presse quand, en 2004, elle tient des propos acerbes sur le système éducatif luxembourgeois, dénonçant un apprentissage passif qui valorise la mémoire plutôt que la réflexion. « Ça a fait grand bruit à l’époque, elle a été très critiquée », se souvient son père. « Certains pensaient que c’était une tribune pour se lancer en politique ou pour se faire connaître, mais c’était seulement sa volonté de faire changer les choses », ajoute sa sœur. Changer les choses et échapper au microcosme luxembourgeois la pousse à partir en Afrique pour travailler dans une ONG, le baccalauréat tout juste en poche. C’est là qu’elle décide d’étudier l’art dramatique à Zurich (elle aurait choisi cette destination pour son lac, la nature est essentielle à Vicky). Durant ses études, un professeur la recommande pour la production pour jeunes Die rote Zora au théâtre de la ville. « Toute la famille a débarqué pour la voir à Zurich. Elle tenait le premier rôle devant 700 enfants enthousiastes. Ça a été un déclic pour se dire qu’elle pouvait en faire son métier. » Ce qu’elle fera en s’installant à Berlin où elle démarre une carrière tranquille et sans vagues, avec son premier enfant dans ses bagages.
Luxembourg reste une terre de cinéma pour la jeune comédienne et la voilà embarquée dans une grosse production comme il s’en tournait à l’époque, Sexual Healing, un biopic sur Marvin Gaye. Elle doit y interpréter Eugenie Vis, la petite amie du chanteur en cure à Ostende. Le tournage sera interrompu par la faillite de la société de production (Delux) et les équipes se retrouvent sans rien. On est en 2014 « Vicky décide de se battre pour un autre film, Das Zimmermädchen Lynn. C’est un petit film, mais un projet qui lui tient à cœur jusqu’à aider au financement », détaille Bob Krieps. « À l’époque, on s’est dit que ce serait drôle qu’un rôle de femme de ménage lui ouvre d’autres portes. » Le pari fut le bon, puisque Paul Thomas Anderson la remarque justement dans cette performance. Il cherche un visage frais et encore inconnu. Elle croit à un casting pour un film d’étudiant et enregistre sa réplique sur son téléphone portable. Une candeur qui émeut le réalisateur qui la fait jouer aux côtés de Daniel Day-Lewis dans Phantom Thread. « Il est venu la rencontrer dans notre maison de famille, à Bigonville, au nord du Luxembourg, j’ai fait à manger, les enfants étaient là. Cette simplicité est sûrement un atout », se souvient Bob.
Après le succès du film, les propositions affluent de toute part. Vicky Krieps prend la décision de rester en Europe et ne pas écouter les sirènes d’Hollywood. « Elle n’a pas choisi la voie facile qui aurait été de surfer sur ce succès, prendre un agent américain et signer pour de grosses productions. La voie européenne était plus risquée et plus humble, mais elle avait réfléchi aux conséquences et a préféré ce qui était mieux pour elle et ses enfants », analyse Eileen Bryne. Le risque s’avère payant car les choix de l’actrice l’ont portée vers des réalisateurs et réalisatrices de qualité et des films encensés par la critique. Elle initie des projets, apporte des idées aux réalisateurs (c’est elle qui a suggéré le sujet de Corsage à sa réalisatrice) et oriente le sort de certains films. Elle a même créé sa société de production, Viktoria, pour aller plus loin. « Son succès vient de sa capacité à être elle-même, pas à se transformer. C’est une personnalité complexe, difficile à définir. Son caractère est justement de ne pas entrer dans les cases », juge Bernard Michaux. « Son jeu est lié à sa sensibilité, à ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a compris », peaufine sa sœur qui la pense « à la fois forte de ses convictions et fragile de ses émotions. » Govinda Van Maele qui l’a fait tourner dans Gutland (et dans plusieurs courts-métrages) abonde : « Ce sont des choix intuitifs, qui ne sont pas planifiés pour plaire. Des films proches de ses sentiments, proches de ce qu’elle est ». Il considère que « pour tourner avec Vicky, il faut s’adapter à Vicky. Elle apporte énormément d’elle dans les personnages. Elle insuffle de la liberté et de l’incertitude dans le monde du cinéma qui voudrait avoir tout sous contrôle ». Elle confirme dans de nombreuses interviews n’avoir pas besoin de plaire, pas peur de l’échec, mais seulement vouloir être juste et sincère. Elle cultive ce côté simple, franc et immédiat, même sur la Croisette quand elle enlève ses chaussures siglées avec deux C pour aller pieds nus dans le sable retrouver ses amis. Cette indifférence à son propre charme sera peut-être la seule chose qui finirait par irriter un jour.
Accumulant les films, Vicky Krieps vit une sorte de marathon depuis deux ou trois ans, enchaînant les tournages partout en Europe et au-delà (notamment au Mexique où elle est une agente de la douane américaine qui commet l’irréparable dans The Wall du Belge Philippe Van Leeuw), les festivals et les tournées de promotion. Coup sur coup, on l’a vue dans De nos frères blessés de Hélier Cisterne, Serre moi fort de Mathieu Amalric, Bergman Island de Mia Hansen-Løve et dans Old de M. Night Shyamalan. Après Corsage, ce sera au tour de Plus que jamais d’Emily Atef de sortir en salle, avant la grosse production française en deux parties inspirée du classique d’Alexandre Dumas, Les Trois mousquetaires. Vicky Krieps sera dans la peau de la reine Anne d’Autriche et partagera l’affiche avec la crème du cinéma français Vincent Cassel, Romain Duris, Pio Marmaï, Louis Garrel et Eva Green. Jouant parfaitement sur différents tableaux linguistiques, elle a aussi obtenu le rôle de Ingeborg Bachmann dans Bachmann & Frisch de Margarethe von Trotta. « Je sais que c’est difficile pour elle de jongler avec tant de choses et de ne pas avoir le temps pour se poser. Elle aimerait avoir plus de temps pour ses enfants, pour sa famille, pour ses amis », suppose sa sœur. Anna est photographe et a toujours considéré Vicky comme sa muse. Elle n’a jamais pris ombrage du succès de son aînée. « Un travail précieux est tissé entre nous et je préfère être patiente que de photographier quelqu’un d’autre. » Les amis confirment : « On se voit moins, sauf quand elle est au Luxembourg, mais on reste très proches » remarque Govinda. Eileen a trouvé la parade : « On se laisse de longs messages vocaux quand on n’a pas le temps de discuter ». Le plus important, ce que tout le monde retient : La célébrité n’a pas changé Vicky Krieps. « On n’est pas des Kardashian », martèle papa, qui tient aussi à souligner, « j’ai trois enfants, trois individualités, trois raisons d’être fier. » (Philip, le jumeau d’Anna, travaille dans le cinéma d’animation et la réalisation.) « Ses amis et ses proches sont fiers et contents pour elle. Et puis ça cloue le bec à ceux qui pensaient qu’elle obtenait des rôles à cause de son nom, de sa famille. Personne ne connaît Robert ou Bob Krieps aux États-Unis, mais le nom de Vicky est maintenant en haut des affiches », raille Anna.
Sissi, l’Impéra-triste
En 1877, Élisabeth d’Autriche, surnommée Sissi, fête ses quarante ans. Fête, c’est beaucoup dire : elle n’a pas touché à son assiette et ne sourit pas aux vœux que lui adresse la tablée. La femme de l’Empereur François-Joseph (qu’elle appelle FJ) étouffe de plus en plus dans la vie corsetée que lui impose la cour. Corsage – titre du film de Marie Kreutzer très judicieusement choisi – va la suivre pendant une année de voyages en virées nocturnes, de relations avec son mari à celles avec ses amants réels ou supposés, de ses tentatives de rentrer dans le moule (et de rester filiforme) à sa manière de bousculer l’étiquette (ah, ce doigt d’honneur en sortant de la salle à manger !)… Ne supportant plus les conventions, le rôle qu’elle doit jouer, la place qu’on lui assigne, l’Impératrice voudrait disparaître, se retirer de sa propre vie. Elle s’y emploie tout au long du film que ce soit par des régimes draconiens, en quittant la cour pour de longs voyages, en s’époumonant au fond de sa baignoire, dans les paradis artificiels ou derrière un voile.
Sous couvert d’un film en costumes, qu’on aurait tort de prendre pour un simple biopic, il s’agit surtout de dénoncer la charge mentale (et physique) qui pèse sur les femmes, en particulier quand elles vieillissent et quand elles sont en vue. Corsage est un anti-conte de fée, à mille lieux de ce que la trilogie des Sissi avec Romy Schneider avait montré à la fin des années 1950. D’autres histoires de grandes dames passablement torturées sont passées par la moulinette du cinéma et on pense inévitablement à Marie-Antoinette de Sofia Coppola ou à Spencer de Pablo Larraín (sur Lady Di). Car, comme ses prédécesseurs, Marie Kreutzer renonce à fouiller dans le coffre à trésors de l’histoire en collant à la vérité des archives et passe par divers anachronismes assez charmants qui servent son propos. Une capsule en noir et blanc avec Sissi grimaçant devant le premier cinématographe (né en fait vingt ans plus tard), un tracteur qui barre la route à la calèche, As tears go by des Rolling Stones repris à la harpe ou un téléphone accroché au mur sont autant de manières de nous dire la modernité du personnage, coincé dans son époque.
De presque tous les plans, Vicky Krieps irradie le film de bout en bout. La caméra se rapproche d’elle à mesure que l’étau se resserre sur Élisabeth et ne laisse pas le moindre doute sur les émotions qui bouillonnent en elle. Certains acteurs disparaissent derrière leur personnage. Ici, c’est l’Impératrice qui se fond dans l’actrice.