Les investissements axés sur les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ne cessent de monter en puissance, en particulier par le truchement de fonds. Sur les trois premiers mois de 2021, les souscriptions de parts de fonds ESG se sont élevées à 178 milliards de dollars, soit 4,7 fois plus que pendant la même période de 2020 qui précédait la crise sanitaire. Elles ont ainsi représenté 24 pour cent du montant total levé par les fonds, contre onze pour cent en 2018. En moyenne, deux nouveaux fonds ESG sont lancés chaque jour dans le monde. Ils sont très présents au capital des entreprises vertes. Selon Morningstar, qui a étudié 30 sociétés d’envergure en la matière, chacune avait à son capital 138 fonds durables en moyenne, contre 81 un an plus tôt !
Aux États-Unis, depuis le début de l’année, les investissements ESG sont vus d’un bon œil par l’administration Biden. Elle les perçoit comme une arme utile pour lutter contre le changement climatique, alors que sous Trump cette orientation était considérée comme un « complot de gauche » (left-wing conspiracy). Cela étant la Securities and Exchange Commission redoute que l’engouement pour les fonds ESG ne se transforme en vaste tromperie pour les investisseurs. Le 12 avril 2021 elle a émis un document d’alerte à leur sujet (Statement on the Staff ESG Risk Alert). Coïncidence ou pas, au même moment la société MSCI, connue pour ses indices boursiers, publiait un document de 17 pages intitulé « The Top 20 Largest ESG Funds – Under the Hood ».
Les résultats de son étude révèlent la grande diversité de l’univers des grands fonds ESG, dont « aucun ne peut être comparé aux autres », selon Rumi Mahmood, de MSCI ESG Research, responsable de l’étude. Une variété qui est selon lui « le reflet du choix et des préférences des investisseurs », mais qui donne parfois des résultats éloignés des objectifs recherchés. Au 31 décembre 2020, les vingt plus gros fonds ESG géraient 168,5 milliards de dollars d’actifs, soit treize pour cent du total des actifs gérés par des fonds ESG dans le monde. Ils ont enregistré des flux nets de 40,5 milliards pendant l’année. Leur taille va de 5,4 milliards d’euros pour le fonds américain Calvert Equity Fund à 23 milliards pour un autre fonds américain, Parnassus Core Equity Fund (Parnassus Investments), deuxième par ordre d’ancienneté. Plus de la moitié des actifs (cent milliards) sont logés dans des fonds de moins de vingt ans. Onze fonds sur vingt sont gérés de manière « active » et pèsent 57 pour cent des avoirs, les autres se répartissant à égalité entre fonds indiciels et les ETF.
Par entreprise, les plus présentes dans les fonds sont Google, dont les actions de la maison-mère Alphabet figurent dans douze portefeuilles, puis Thermo Fisher Scientific (secteur de la santé) et Ecolab (contrôles sanitaires), présentes dix fois chacune. Par secteur d’activité, les technologies de l’information sont les plus représentées : dans seize fonds sur vingt, ce secteur pèse plus de vingt pour cent des actifs (dans cinq fonds, on dépasse les trente pour cent), avec notamment Microsoft (présente dans neuf fonds) suivie d’Applied Materials et de Cadence Design Systems (huit fonds chacune). Cette concentration, assez contestée (tout comme, plus généralement, la présence des sociétés technologiques dans les portefeuilles ESG) explique en grande partie la surperformance des fonds ESG par rapport aux autres fonds en 2020, car les actions de ce secteur ont fortement rebondi.
En revanche les actions des sociétés énergétiques sont peu prisées. Et c’est là que les choses se compliquent. En effet si la moitié des fonds n’investissent pas du tout dans le secteur de l’énergie, huit autres ont une exposition supérieure à deux pour cent de leurs avoirs, avec parfois des parts significatives : 4,6 pour cent pour le fonds luxembourgeois Vontobel et 5,2 pour cent pour l’ETF iShares ESG Aware MSCI EM. Selon Rumi Mahmood, « certains fonds ESG sont susceptibles d’inclure des sociétés énergétiques, généralement ceux qui n’adoptent pas une approche d’exclusion des secteurs à forte intensité de carbone ». Il ajoute « qu’il existe également des fonds qui mettent explicitement l’accent sur le développement durable pour l’avenir, ce qui pourrait signifier être investi aujourd’hui dans des entreprises à forte intensité de carbone », un constat confirmé dans la partie du rapport consacrée à l’intensité carbone, mesurée par le nombre de tonnes équivalent CO² par million de dollars de ventes.
Elle n’est considérée comme « faible » (moins de 70) que dans trois fonds seulement, et « modérée » dans quinze autres fonds. Mais cette dernière catégorie est vaste, s’étendant de 75 tonnes par million de dollars à 240, et la moitié des fonds y ont une intensité carbone comprise entre 150 et 240. Deux fonds ont une intensité élevée, comprise entre 250 et 300, et parmi eux figure le célèbre fonds luxembourgeois Pictet Water. Or ce dernier n’est pas du tout exposé au secteur de l’énergie, ni à quatre autres secteurs sur les 11 retenus par l’étude ! De fait, Rumi Mahmood reconnaît qu’« il y a des fonds qui n’ont pas d’actions énergétiques, mais affichent une intensité carbone sensiblement plus élevée que ceux qui en ont », ce qui ne contribue pas à clarifier le débat. Pour MSCI, « il est important que les avoirs d’un fonds respectent ses propres valeurs et principes ». Mais l’étude de la société d’investissement montre que, « en termes simples, tous les fonds ESG ne sont pas identiques à leurs politiques ESG ». La palette des solutions offertes actuellement par les fonds ESG, « avec des attributs qui peuvent varier considérablement », crée une certaine confusion chez les investisseurs et inquiète les régulateurs.
Dans son édition du 6 mai, le magazine britannique The Economist a enfoncé le clou. Selon lui, en moyenne, chaque fonds de l’échantillon du « Top 20 ESG » détient des actions dans 17 producteurs de combustibles fossiles. Six ont investi dans ExxonMobil, la plus grande société pétrolière américaine. Deux possèdent des participations dans Saudi Aramco, le plus grand producteur de pétrole au monde. Un fonds détient des titres d’une société minière chinoise. La « vertu sociale » n’est pas non plus au rendez-vous, plusieurs fonds examinés investissant dans les jeux d’argent, l’alcool et le tabac. En cause, le comportement des sociétés qui ne divulguent pas leurs émissions de manière rigoureuse, en raison du système actuel de déclaration en grande partie fondé sur le volontariat. Pour The Economist, « les entreprises divulguent des tas de bouffonneries non pertinentes (irrelevant puffery), tout en omettant souvent de révéler les choses qui comptent ». Hester M. Peirce, auteur de l’alerte émise par la SEC, écrit que « les entreprises qui prétendent effectuer des investissements ESG doivent expliquer aux investisseurs ce qu’elles entendent par ESG et elles doivent faire ce qu’elles disent faire ». Pour autant le régulateur américain, fidèle à sa doctrine libérale, ne souhaite pas trop réglementer la divulgation d’information par les entreprises (corporate disclosure). Dans l’U.E, la Commission européenne propose depuis 2019, dans le cadre de l’European Green Deal - un ensemble d’initiatives politiques visant à rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050 - des règles précises sur la finance durable, en particulier une « taxonomie verte » qui couvre quelque 70 activités différentes et vise à dire aux investisseurs ce qui est vert et ce qui ne l’est pas. Sa négociation a été rude, certains pays ayant fait pression pour s’assurer que leur source d’énergie préférée soit étiquetée verte. La Pologne et la Roumanie, entre autres, souhaitent que le gaz naturel soit ajouté à la liste verte, car ils envisagent de l’utiliser pour remplacer le charbon. La France a tenté de faire passer le nucléaire. Le Luxembourg (notamment) s’y est opposé.
Si l’amélioration de la transparence des informations fournies par les sociétés en termes d’empreinte carbone est indispensable, pour la SEC, la responsabilité de la situation actuelle incombe largement aux gestionnaires de fonds, qui disposent malgré tout de suffisamment d’éléments pour « investir vert », mais dont les pratiques sont trop souvent en décalage avec leurs déclarations. C’est ce manque de cohérence qui doit être particulièrement surveillé, de sorte que les investisseurs sachent exactement ce qu’ils obtiendront « lorsqu’ils choisissent un fonds, un conseiller, une stratégie ou un produit particulier ».
Des fonds luxembourgeois à l’honneur
Plus de la moitié des plus gros fonds ESG, soit onze sur vingt, sont domiciliés en Europe, dont
5 au Luxembourg : ces derniers avec près de quarante milliards sous gestion totalisent 23,6 pour cent des actifs de l’échantillon (chiffres au 31 décembre 2020). Quatre d’entre eux se situent même dans le Top 10 : Vontobel Sustainable Emerging Markets Leaders (5e avec 9,58 milliards), Pictet Global Environmental Opportunities (7e avec 8,31 milliards), Pictet Water (8e avec 8,02 milliards) et Nordea 1 Global Climate & Environment (10e avec 7,37 milliards). On trouve également à la 15e place le Nordea 1 Emerging Stars Equity Fund qui gère 6,41 milliards. Le plus ancien est Pictet Water, créé en 2000, les quatre autres étant apparus entre 2008 et 2011.
Les aires géographiques d’investissement des vingt plus grands fonds ESG sont généralement les États-Unis (8 fonds) ou le monde (8 fonds). Les fonds ESG qui investiraient seulement dans des actions européennes ne sont pas assez importants pour figurer dans les vingt premiers, mais ils représentent tout de même un quart des actions ESG dans le monde. « En moyenne les fonds ESG axés sur l’Europe affichent des notes plus élevées que ceux ayant d’autres objectifs géographiques », déclare le responsable de l’étude MSCI Rumi Mahmood, ce qui s’explique en partie par le fait que « les hommes politiques et les entreprises européens ont pris une longueur d’avance lorsqu’il s’agit d’adopter un grand nombre de ces pratiques ».