« Erlaabt Dir, dass den Här Kersch Iech eng Fro stellt ? », lui demande le président de la Chambre. La ministre des Finances fait la moue, hésite un long instant, puis finit par lâcher : « Euhm… Jo ». Amusé, le député socialiste tente de rassurer : « Et ass näischt Schlëmmes… » Au bout d’un an dans ses fonctions, Yuriko Backes ne s’est toujours pas acclimatée à l’arène parlementaire. Après avoir écouté les députés pendant trois heures et demie, elle paraît excédée. « Mir sollten, mir missten hei éierlech sinn », se plaint-elle. Présenté ce mardi et débattu ce mercredi, le « Programme de stabilité et de croissance » (PSC) est un document élaboré par la technostructure nationale pour la technostructure européenne. Menacé aujourd’hui d’obsolescence, il doit assurer le respect des critères de Maastricht, et dépolitiser les décisions budgétaires. Sa 25e édition luxembourgeoise a livré aux partis un prétexte pour affiner leurs mots d’ordre électoraux.
Le chrétien-social Gilles Roth conclut ainsi son discours par une suite de slogans : « Et ass Zäit fir eng nei Politik vun der Decisioun a vun der Aktioun ! ». Il réussira même à placer sa devise-fétiche « Vive de Grand-Duc a vive eise Luc ! » dans le débat parlementaire. Pour le reste, Roth tente surtout de présenter la coalition comme budgétairement irresponsable : « D’Staatsfinanze ginn ëmmer méi d’Baach erof ! » Fernand Kartheiser ne manque pas de le « féliciter » pour son discours. Il serait « d’accord sur tout », sauf sur le concept de « croissance saine » ; et de regretter que le CSV exclut une coalition avec son parti. Le député ADR critique ensuite « le train de vie de l’État », puis digresse sur les systèmes de chauffage – « mir komme vun enger grénger Verbuetspartei bei eng gréng Diktatspartei » –, pour finir par présager l’apparition de Gilets jaunes au Grand-Duché. Marc Goergen (Pirates) se positionne dans le même créneau rigoriste que le CSV : « Mir hätten eis do definitiv méi eng viirsichteg Finanzpolitik gewënscht. » Quant aux trois partis de la majorité, ils insistent tous sur la primauté de la transition énergétique. Une troisième reconduction pourrait ainsi se cristalliser autour de la question climatique. Celle-ci reste largement absente du discours du CSV qui fait systématiquement précéder le terme « Klima-
schutz » par « pragmatesch ».
Le CSV revendique des allègements fiscaux pour la classe moyenne (« cette grande majorité silencieuse »), tout en scandalisant la dette publique. Une contradiction évidente, qui donne beau jeu à Yuriko Backes : « Hei muss een awer trotzdem e bësse kohärent bleiwen », s’exclame-t-elle. La veille, elle a préparé le terrain, déclarant : « Hätte mir eng Upassung vun der Steiertabell vu siwe Tranchen amplaz 2,5 gemaach, wéi verschiddener dat froen, dann hätt dat eis Dette schonn 2025 iwwert drësseg Prozent gedréckt. » La ministre reçoit un soutien inattendu de la part de Nathalie Oberweis qui trouve que la critique du CSV serait « e bëssen déck opgedroen ». Si on ne voulait pas contracter de nouveaux emprunts, explique la députée Déi Lénk, on n’aurait qu’à imposer davantage « les hauts revenus et patrimoines ».
Le DP, le LSAP et les Verts se présentent comme des gestionnaires fiables et éprouvés de la « polycrise ». Le libéral Gilles Baum se réjouit de la préservation du « triple A », le vert François Benoy renchérit sur « les historiques investissements records » dans la mobilité et le logement, tandis que la socialiste Francine Closener exalte les « travaux d’Hercule » de la coalition. Elle marque pourtant sa distance avec les « Zuele-Fetischisten » : « Si on est sincères, et on est évidemment tous sincères ici, cela ne fait pas de différence si le ratio de l’endettement est de 29, de trente ou de 31 [pour cent]. » La politique budgétaire ne se résumerait pas à de la « comptabilité ».
La ministre des Finances reste, elle, dévouée au totem des trente pour cent. Elle revendique pourtant les « décision fortes » prises par le gouvernement, et affiche fièrement les « sept milliards [d’euros] » dépensés depuis 2020 pour éteindre les flambées pandémique et inflationniste. Que le Luxembourg se soit bien sorti de la crise, « dat ass keen Naturgesetz », dit-elle. Yuriko Backes tente de se positionner face à Luc Frieden. La politique gouvernementale aurait trouvé l’approbation des investisseurs et des agences de notation, dit-elle, exhibant le « triple A » comme gage de sérieux. D’un ton raide, elle rappelle aux députés que « faire un emprunt ou ne pas en faire, ce n’est pas une décision politique. » Puis de se lancer dans une sorte d’uchronie : « Sans pandémie et sans guerre en Ukraine, notre endettement se situerait aujourd’hui à 19,4 pour cent, soit en-dessous du niveau d’il y a dix ans. »
La veille, Yuriko Backes a présenté en détail son Stabilitéitsprogramm, qu’elle qualifie de « bilan intermédiaire ». Les chiffres actualisés sont à prendre avec des pincettes. En l’espace de quelques mois, le Statec a ainsi drastiquement révisé ses prévisions de croissance pour 2024, les faisant passer de 2,4 à 3,8 pour cent. Les temps s’accordent mal avec des projections macroéconomiques. (Le PSC de 2023 note ainsi que la version précédente aurait reflété les « espoirs d’une guerre courte en Ukraine » ; sans préciser ce qu’il fallait entendre par « guerre courte ».) La crédibilité du Statec est sortie légèrement écornée des anni horribiles 2020 et 2022 ; ses prévisions durant la pandémie et au début de la guerre s’étant souvent avérées à côté de la plaque. Ce mercredi, le député des Pirates, Marc Goergen, qualifie d’« utopiques » les dernières projections de croissance. Le Statec livrerait des chiffres « déi engem besser an de Krom passen ». Une critique reprise le lendemain dans le Wort : « Die ganze Schönfärberei beruht auf den positiven Prognosen des Statec. »
Le tableau peint par la ministre des Finances à la Chambre n’est pas si rose que ça. Les recettes ne vont plus « spruddelen » comme dans le temps, met-elle en garde. Quant à la sécurité sociale, elle se ferait rattraper par « les réalités démographiques », son solde atteignant un pic de 888 millions en 2025, pour tomber à 573 millions en 2027, lit-on dans le Stabilitéitsprogramm. La ministre y voit un « défi structurel » à relever « à moyen terme ». Le PSC souligne que les paquets tripartites successifs sont « supposés être intégralement financés par le recours à l’endettement public ». Du coup, la dette publique pourrait atteindre 29 pour cent en 2027, tout en restant magiquement en-dessous du seuil des trente pour cent ; du moins selon le « scénario central ». (Dans le « scénario défavorable » elle atteint de 33,2 pour cent dans quatre ans.) Avec la hausse des taux, la charge de la dette pourrait quadrupler : de 128 millions actuellement à 510 millions en 2027. Le déficit de l’administration centrale devrait atteindre 2,35 milliards d’euros en 2023 (400 millions de moins qu’initialement prévu) et 2,46 milliards en 2024. La ministre le concède : « Mir wäerten iwwer déi ganz Period een zolitten Defizit hunn ». Ce déficit, il faudrait le réduire « mëttelfristeg » ou « à terme », estime-t-elle. Une temporalité politique assez vague.
La « general escape clause » avait temporairement levé les critères de Maastricht pour faire face à la pandémie. Au bout de trois ans, elle viendra bientôt à échéance, rappelle Backes : « Vun nächstem Joer u spillen d’Reegelen nees voll ». Puis de relativiser : « Aller-
déngs ass och eng Diskussioun amgaang iwwert eng Reform vun dëse Reegelen ». Pour enfin conclure : « Et ass nach net kloer, wéi eng Reegelen an Zukunft wäerte spillen ». Le débat luxembourgeois est en déphasage avec le contexte européen. Ce mercredi, alors que les députés agitent le spectre des trente pour cent, la Commission européenne présente à Bruxelles ses propositions pour assouplir le Pacte de stabilité. Pour ne pas asphyxier « une croissance durable et inclusive », Bruxelles veut mettre l’accent sur « le moyen terme » et laisser une « plus grande marge de manœuvre » aux États membres. Ceux-ci pourraient définir leurs propres trajectoires d’« ajustements budgétaires », évidemment sous la surveillance de la Commission. (Cette « appropriation » devrait « renforcer l’adhésion nationale », espère-t-on à Bruxelles.) Inscrites dans les traités, les règles des trois et soixante pour cent ne devraient pas disparaître, mais être tempérées.
Berlin n’est pas amusé ; Paris, Madrid et Rome jubilent. La discussion couve depuis des mois. Le Stabilitéitsprogramm évoque brièvement « les vives échanges [sic] avec les États membres » que les adaptations « substantielles » proposées par la Commission ont suscités. Or, ni Gilles Roth (CSV), ni Gilles Baum (DP), ni François Benoy (Déi Gréng), ni Fernand Kartheiser (ADR), ni Marc Goergen (Pirates) n’y font référence ce mercredi. Seules deux députées, Francine Closener et Nathalie Oberweis, évoquent les débats européens. La première fustige « eng onsënneg Handfessel, déi mir ons, als EU, a Budgetsfroen operleeën ». Une « fenêtre d’opportunité » viendrait de s’ouvrir, dont il faudrait profiter pour réaliser « un vrai changement de paradigme ». (Pour le LSAP qui a accompagné cette architecture néolibérale depuis 1992, il s’agit d’un revirement tardif.) Quant à Nathalie Oberweis, elle s’adresse directement à la ministre des Finances : « Vläit kann d’Madame Backes jo e bëssen Iwwerzeegungsaarbecht bei hirem däitschen Amtskolleeg maachen. De Message kënnt sécher besser un, wann en aus der eegener politscher Famill kënnt. »
La veille, le ministre fédéral des Finances, Christian Lindner (FDP), a rappelé son opposition stridente dans le Financial Times : « Our aim is to strengthen the Stability and Growth Pact, not to weaken it. » Une individualisation du désendettement serait « very sensitive to changes in the underlying assumptions about debt and, in the end, would make debt reduction a subject of political negotiation ». Bref, l’orthodoxie budgétaire doit rester en-dehors du champ politique. Dès février, Lindner affichait les couleurs dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Die Referenzwerte von drei Prozent des Bruttoinlandproduktes beim Defizit und 60 Prozent des BIP beim Schuldenstand stehen nicht zur Disposition. […] Sonderwege für einzelne Staaten darf es nicht geben. » Alors que les taux d’endettement atteignent 144 pour cent en Italie, 111 pour cent en France et 105 pour cent en Belgique, la position allemande n’a pas trouvé de nombreux alliés.
Face aux faucons allemands, Yuriko Backes préfère ne pas se positionner trop clairement. Au niveau européen, le Luxembourg plaiderait pour une politique « responsable et réaliste », explique-t-elle au Parlement. Même si, « naturellement », les règles devraient être « adaptées aux nouvelles réalités ». Une manière pour la ministre techno de ne (presque) rien dire. En mai 2022, au sortir d’une réunion de l’Écofin, elle estimait qu’un retour à des trajectoires budgétaires « plus équilibrées » serait « impératif ». En décembre, elle déclarait que des niveaux de dette publique « soutenables » et des finances « saines » devraient « demeurer au cœur » du Pacte de stabilité. Du côté du CSV, on suit traditionnellement le CDU. La semaine dernière, les députés Laurent Mosar, Elisabeth Margue et Serge Wilmes ont rendu visite à Jens Spahn et à Friedrich Merz au Bundestag de Berlin, pour discuter de « wirtschaftspolitische Themen ». Quant au Spëtzekandidat Luc Frieden, il reste fidèle aux préceptes de Wolfgang Schäuble. Plutôt que trente pour cent, « un petit pays devrait viser les vingt ou 25 pour cent », expliqua-t-il en septembre dernier.
L’ADR a également intégré les préceptes de l’ordo-libéralisme allemand. « Scholde sinn näischt Guddes », disait Kartheiser il y a un an, lors de la discussion sur le précédent PSC. Il faudrait se soumettre aux desiderata allemands. « D’Argument ass ëmmer : Mir mussen d’Maastricht-Krittären opweechen. An do kënnt ganz sécher eng Resistenz, haaptsächlech vun deem wichtegste Memberland an der Eurozon : Däitschland. Mir provozéieren e Konflikt duerch esou Räsonnementer. » L’État n’aurait qu’à se concentrer sur ses « Käraufgaben ». Le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), répliquait en plaçant l’ADR dans le sillage des « D-Mark-Nostalgiker […], déi den Euro wëlle schwächen ». Un reproche contre lequel Kartheiser se défendait : Puisque la place financière dépendrait de l’euro, il ne pourrait être contre..