Pour les gens comme nous, dont la jeunesse remonte au millénaire dernier (ça fait mal, je sais), la folie qui a contaminé l’ensemble de la société occidentale au sujet de la dernière saison de Game of Thrones dépasse l’entendement. Rassurez-vous, les derniers rebondissements de cette épopée ne seront pas révélés dans cet article, garanti cent pour cent spoiler-free, pour la bonne raison que l’auteur n’en a pas regardé le moindre épisode, jamais cliqué sur une bande annonce, ni même consulté le quatrième de couverture d’un des épais volumes de la saga. Il sera plutôt question dans ces lignes du changement fondamental qui fait que, peut-être pour la première fois depuis l’invention du soleil ou de la lune, plus d’un milliard de personnes peuvent regarder la même chose à peu près au même moment, au beau milieu de la nuit du dimanche au lundi. Du New Scientist au Washington Post, en passant par Le Monde ou la Frankfurter Allegemeine Zeitung, les plus grands médias internationaux ont relayé la mise en ligne jusqu’au 20 mai prochain des épisodes de la dernière saison comme un événement planétaire, à peine éclipsé par l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, dont l’embrasement de la charpente moyen-âgeuse avait un air d’effets spéciaux assez bien réussi.
Partager avec autant de personnes une expérience simultanée était jusqu’alors réservé aux phénomènes naturels ou, à tout le moins, à des événements retransmis en direct : les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune, les attentats du World Trade Center, une finale de coupe du monde de football. On soupçonnait déjà que l’emballement causé par les sorties des livres de Harry Potter, des nouveaux épisodes de Star Wars ou des derniers modèles d’iPhone résidait autant dans le sentiment grégaire de la communion que dans le seul attrait du produit. Cette étrange force qui pousse les adolescents à s’agglutiner sur les moindres surfaces planes de la bibliothèque municipale pour y poser leur laptop et leurs classeurs, alors qu’ils pourraient tout aussi bien faire leurs devoirs dans leur chambre. Ce besoin primitif qui vous fait préférer le bar dont les consommateurs débordent jusque sur le trottoir plutôt que celui à moitié désert.
Ceux qui se rappellent l’excitation du samedi soir causée par la diffusion de l’épisode hebdomadaire de Zorro ou Thierry La Fronde (qui avait pourtant été filmé quinze ans avant) se souviennent certainement du plaisir idiot, le lundi matin, à se raconter entre copains les détails que tout le monde avait vus. Se dépêcher de visionner l’épisode dès sa mise en ligne, comme si l’on était dans un état de manque comparable à celui d’un fumeur de crack rodant autour de la Fixerstuff, c’est évidemment se garantir une participation aux discussions autour de la machine à café. C’est aussi minimiser le risque que vos collègues vous racontent la fin. Et il reste l’imbécile fierté de montrer que vous êtes « preum’s », avec le même plaisir que celui éprouvé lorsque vous laissez vos traces dans une neige immaculée.
Si être parmi les pionniers vous importe moins que de devoir vous réveiller tous les lundis à
3 heures du matin, il reste l’option également séduisante consistant à attendre que soient disponibles tous les épisodes d’une série, du premier au dernier de la dernière saison. En effet, les impatients n’ont pas forcément intérêt à visionner au fur et à mesure de leur sortie les derniers épisodes disponibles, sauf à être insomniaques ou à apprécier le grand spectacle podcasté sur un écran de cinq centimètres, entassé dans un autobus filant vers le Kirchberg. Il peut y avoir, au contraire, un certain plaisir à enchaîner les 46 heures et 30 minutes de Breaking Bad (oui, ça tient pile en un week-end, quitte à ne pas être très frais le lundi matin) ou les 84 heures et 42 minutes de Lost (là, il faut poser un peu de congés, mais certains vous diront que vous pouvez vous arrêter à la moitié).
Notre génération a connu l’ivresse du vidéo-club, la fébrilité d’avoir à portée de main plus de films que nous n’en verrions dans toute une vie, la même que celle qui nous saisissait lorsque l’on pénétrait dans la cave de ce cousin dont les murs était couverts d’étagères remplies de disques de rock. La culture n’est plus disponible dans des boîtiers, mais consommable à volonté via les robinets du numérique. Il n’y a plus besoin que d’une bonne connexion Internet, d’une carte bleue et d’une météo pourrie pour se lancer dans des défis débiles. Autant dire que les Luxembourgeois sont en pôle position… Plus besoin de préméditation pour quiconque déciderait d’écouter l’intégrale des albums de David Bowie (compter 20 heures et 40 minutes pour les 27 albums studios), ou de voir toutes les Palmes d’or du festival de Cannes depuis 1955 (bon courage, là vous partez pour une hibernation de 151 heures et 40 minutes).
Sinon, pour les visionneurs compulsifs, les obsessionnels du streaming qui s’inquiètent des conséquences de leurs orgies d’écran, on ne saurait que recommander une séance intensive de binge watching de l’Art du rangement, par Marie Kondō, qui vous apprendra comment mettre de l’ordre dans votre vie en commençant par rouler vos chaussettes comme des fleurs, plier vos pulls en trois, imprégner vos objets d’énergie positive et ranger vos DVD selon les couleurs de l’arc en ciel. Si après ça, vous avez encore l’impression d’être névrosé, il sera peut-être tentant, en guise de saine catharsis, de regarder des tribus se massacrer sans vergogne pour la conquête d’un trône de fer.