Des lettres, des centaines de lettres, les unes classées par ordre alphabétique, les autres par lieux de résidence. L’adresse est toujours la même : 8, rue du Pont Juvénal à Montpellier, Centre des Réfugiés Luxembourgeois. Les responsables s’appellent René Blum, président, Rudy Sternberg, secrétaire. Les correspondants, des inconnus pour la plupart, arrachés à leur pays, privés de leurs biens, fugitifs, menacés, meurtris. Chaque lettre est un appel au secours, un signal de détresse, un témoignage.
Nous ne publierons dans deux contributions que des extraits de cette documentation et nous limiterons nos explications à l’essentiel.1 Nous avons corrigé les textes de façon minimale sans modifier la structure des phrases ou le sens des idées.
L. Cerf, Aix-en-Provence, 1er octobre 1940. Lettre adressée à Rudy Sternberg :
Cher Monsieur, J’ai bien reçu votre lettre. (…) Les Luxembourgeois repliés à Aix sont heureux d’apprendre ce jour que, contrairement aux bruits répandus, nos coreligionnaires du Luxembourg ne devront, du moins pour le moment, prendre le chemin forcé de l’exode.2 Au nom du groupe d’amis d’ici je suis chargé de vous dire que nous nous associons de cœur à une collecte, laquelle deviendrait éventuellement nécessaire par la suite et qu’alors, sur notre demande et pour ce but, nous ferons parvenir télégraphiquement le produit de la dite collecte.
Charles de Nice, le même jour :
Cher Rudy, Je t’accuse réception de ta lettre du 28 septembre et je te remercie beaucoup de m’avoir mis au courant des tristes événements concernant nos coreligionnaires à Luxembourg. Malgré la consternation que provoquait au premier instant cette nouvelle désastreuse, dont on parlait déjà depuis une quinzaine de jours, nous étions tous ici presque rassurés dans l’espoir légitime de revoir sous peu nos chers parents. Il devait en être autrement car, comme j’ai été averti entretemps, (…) toute l’affaire est prématurée. Ce qui veut dire que c’est partie remise seulement. (…) Il va sans dire que je suis prêt à organiser ici une collecte.
Gaston Lévy, Cannes, 21 octobre 1940 :
Lieber Rudy, Hier habe ich Dir die Namen von zwei Leuten geschrieben, die mir das Geld zukommen ließen. Hier in Nice war ich bei jedem und niemand will hier zuerst zeichnen und alle sagen, es hätte ja gut Zeit, wenn man bestimmt wüsste, dass die Leute von L. fort müssten. Wir hätten ja hier in einer halben Stunde das Geld gesammelt und dann käme ja auch einer von hier nach Montpellier und würde das Geld mitbringen. (…) Hast Du die Sache mit den Camps « für uns » gelesen und was denkst Du dazu ? Hast Du keine Nachrichten von L. ? (…) Ich weiß sonst nichts mehr und hoffe, dass du nicht mehr so schreibfaul bist und bald einen großen Brief schreibst.
La collecte lancée par Rudy Sternberg fut un échec. L’inquiétude concernant le départ forcé des Juifs du Luxembourg était réelle, mais l’incertitude était encore trop grande. Dans le doute il était légitime de penser d’abord à soi et d’attendre pour voir ensuite. Pour ceux qui en avaient les moyens, le but. c’était l’Amérique. La prudence était de mise pour tous. Parler peu, parler par allusions, par demi-mots. Écrire « L » pour dire Luxembourg », « des camps pour nous » pour désigner les camps pour juifs. Une façon d’échapper à la surveillance mais aussi de nier la réalité. L’appel ne s’adressait encore qu’aux seuls coreligionnaires.
Erika Thuna, 16 ans, Marseille, 10 avril 1941. Lettre adressée à René Blum :
Sehr geehrter Herr Blum! Sie werden sich meiner vielleicht nicht mehr erinnern, aber ich rufe mich Ihnen dadurch in Erinnerung, dass Sie die Güte hatten, meinem Vater eine Nacht Unterkunft zu gewähren. (…) Leider sind wir momentan in eine unhaltbare Lage geraten. Ich weiss nicht, ob es Ihnen bekannt ist, dass hier täglich hunderte Verhaftungen vorgenommen werden. Die Leute werden auf zwei Tage eingesperrt, ob mit oder ohne Aufenthaltsgenehmigung, auch mit bereits bezahltem Rezepisse und müssen dann binnen zwei weiteren Tagen fort, wohin ist ihnen meistens überlassen. (…) Wir haben nirgends Bekannte oder Verwandte, die uns helfen können und Sie sind der einzige Mensch, der uns aus dieser kritischen Situation retten könnte.
Jules Wolf, Tarascon, 9 avril 1941 :
Par la présente j’ai l’honneur de vous avertir que lundi le 7 avril j’ai eu à Marseille une résidence forcée à Tarascon et j’ai dû quitter Marseille en 24 heures de temps. (…) avec une somme de 175 frs., dont j’ai payé le voyage =34 frs. J’ai loué une chambre à 100 frs. par mois. Comme il n’y a ici à Tarascon aucun centre de réfugiés ni d’israélite dans cette ville, ma situation actuelle est si compliquée que je ne sais plus quoi faire. (…) Un homme de 47 ans ne peut pas vivre seulement d’une chambre pour dormir, et il lui faut au moins une fois par jour quelque chose à manger.
Ferdy Cahen de Grosbous, Villeurbanne, 27 avril 1941 :
Monsieur Blum, ne vous souvenez-vous pas de moi, j’ai visité l’école à Esch-sur-Alzette de 1900-1904 et nous faisions toujours chemin ensemble dans la rue de Luxembourg. Avez-vous des nouvelles de M. et Mme Krier, veuillez me donner leur adresse si possible, ayant encore un rapport de Grosbous à faire. Que font SAR Madame la Grande Duchesse, le prince Félix et leurs enfants ? Ah, que nous étions heureux sous leur règne, espérons que le jour viendra « wo’ d’Freihétssonn erem blénkt » et que nous puissions rentrer dans nos foyers.
Arrivé début janvier avec sa femme et ses deux enfants à Lyon, Cahen fit un rapport sur ce qui s’était passé le 28 décembre 1940 à Grosbous, « où la population avait garni de drapeaux luxembourgeois un arbre de Noël dressé par les Allemands sur la place publique. Un Rollkommando de nazis commandé par le sinistre Kayser d’Echternach est arrivé et a torturé les habitants, les frappant de coups de bâton sur le corps jusqu’à épuisement. Au lieu de crier Heil Hitler ils crièrent Vive la Grande Duchesse, vive le Prince Félix. »3
Un témoin entendu par la police après la guerre ajouta les détails suivants : « ‘Und jetzt machen wir den Juden fertig.’ Gleich fâlen en etlech der Flantessen iewer den âlen Papa Cahen hier a schwärzen him d’Gesicht. (…) Dun krut de Papa Cahen en âlen Emer an de Grapp a mat dem Bengel huet hie missen drop schlôen an duerch d’Duref jeitzen : ‘Ich bin ein Jude.’ (…) Seng Duechter Milly schafft sech duerch bis bei hire Papp a sét : ‘Mei Papp ass en âle Mân an hien kann net gudd jeitzen.’ Sie höllt den Emer an de Knöppel a rifft : ‘Ich bin eine Jüdin.’ »4
Mme Cahen, Villeurbanne, 17 août 1941 :
Au début de la semaine dernière mon mari se rendit comme de coutume à la Préfecture pour le pointage de sa carte d‘emploi. Pour la première fois on refuse de la pointiller et on me serra une adresse en main. (…) Finalement on nous a introduits dans le bureau du Colonel, lequel donna ordre à mon mari de se rendre endéans 48 heures au Fort de Chapoly. (…) Hélas, il ne revint pas et je n’ai eu que le lendemain de ses nouvelles. Il a trouvé là-bas d’autres compatriotes, entre autres un jeune homme de Luxembourg nommé Marcel Kremmer, lequel s’est évadé de là-bas (du Luxembourg) et a été arrêté ici en zone libre après la ligne de démarcation.
Le 27 août Ferdy Cahen annonça à Blum qu’il était de nouveau libre.
Ernst Hartmann, 53 ans, acteur allemand ayant participé au « Festival d’Echternach » de 1934, Lyon, 9 décembre 1941 :
Sehr verehrter Herr Minister, Ich habe über sechs Jahre die Gastlichkeit Luxemburgs genossen und bin durch die Zurückweisung des seinerzeitigen Transports von Portugal und nach dem Aufenthalt im Lager Bayonne nach dem unbesetzten Frankreich gekommen. Nach dreimonatlichem Verbleib in Marseille, – wir kamen wie Ihnen bekannt über Montpellier zurück, wurde ich, trotz gültiger Papiere, bei der groß angelegten Fremdenaktion auf das Schiff « Massilia » verbracht, von dort aus kam ich nach Camp Les Milles, um nach einem Monat nach dem Arbeitslager St. Maurice d’Ibie verbracht zu werden. (…) Ich war mit meinem Freunde, dem Luxemburger René Taverna, der Ihnen ja bekannt ist, auf dem hiesigen amerikanischen Konsulat, es wurde dort, Ihre Ermächtigung, Herr Minister, vorausgesetzt, die Verlängerung der Luxemburger Pässe zugesagt.
Hartmann fut déporté en Pologne en octobre 1942.
Georg Reinbold, ancien président du Landtag de Bade, Thonon-les-Bains, 11 novembre 1940 :
Ich habe leider nicht den Vorteil, während meines mehrjährigen Aufenthalts in Luxemburg mit ihnen persönlich bekanntgeworden zu sein, doch glaube ich annehmen zu dürfen, dass Ihnen mein Name über die Genossen Dimi Moes, Peter Krier, Fohrmann und auch meinem Freunde Wilhelm Sollmann5 doch bekannt geworden ist. (…) wenn ich mich nun heute an Sie wende, so geschieht dies auch nachdem ich über den Parteivorstand der SPD, die Genossen Ollenhauer und Hans Vogel in Lissabon mit Peter Krier und Bodson habe Rücksprache nehmen lassen. Ich erhielt von Lissabon die Mitteilung, dass insbesondere Peter Krier der Anschauung ist, dass ich mich an Sie wenden soll.
Réfugié au Luxembourg depuis 1935, Reinbold avait pris la fuite le 10 mai 1940 pour échapper aux Allemands. Il fut arrêté le 12 mai à Pont-à-Mousson par les Français, interné et dépouillé de ses papiers. L’avance rapide de l’armée allemande permit aux douze réfugiés « luxembourgeois » de se libérer et de gagner la Suisse, mais faute de papiers ils furent refoulés en France. À l’exception de Reinbold, qui réussit à gagner les États-Unis en 1941, ils furent tous envoyés au camp de Gurs.6
À côté des réfugiés de confession juive et des émigrés allemands il y avait en France non-occupée des personnalités politiques qui ne pouvaient ou ne voulaient pas retourner au Luxembourg, les syndicalistes Nicolas Biever, Antoine Krier, Jean Gallion, Pierre Thilges, des membres de l’équipe du Tageblatt comme Hubert Clement, Paul Muller, Albert Simon, Nic Molling, des particuliers comme le pharmacien Zimmer de Dudelange et le Dr Weyler de Mondorf-les-Bains.
Nicolas Biever, dirigeant syndical, St. Haon-le-Vieux (Loire), 6 octobre 1940 :
Mon cher René, Allons ! Nous nous sommes bien habitués ici, avons vendangé pendant 15 jours et bien gagné des amis et quelque peu d’argent. J’ai 2 lapines, 1 lapin, 1 chat et 6 poules, et je suis sûr que d’ici 15 jours je serai en possession de mon bois et de mes pommes de terre pour les 6 durs mois qui viennent.
Le même, 10 novembre 1940 :
Je viens juste de donner à manger à mes 12 poules, 3 lapins, 1 petit cochon et à ma vache. Et puis voilà, tu sais tout de nous. Pour nourrir les bêtes j’ai loué un champ de 20 ares, un pré de 53 ares (…) J’ai encore dans ma poche un avoir de 2.500 fr., ça suffit pour l’hiver. Mais quoi faire au printemps et en été ? J’ai encore un avoir du gouvernement. (…) Nous sommes pleins de courage, nous n’avons pas peur du travail.
Le même, 2.2.1941 :
Tu sais que notre colonie de Mercuès m’a proposé de nous rejoindre et de former dans une petite ferme un ménage commun. (…) Antoine a déjà acheté une (la troisième) vache qui est déjà dans l’écurie avec son veau et cela pour les besoins de la communauté. Les 8 de Mercuès veulent nous rejoindre dans 8 jours. Vous tous, toi, Antoine et Hubert, recevez des lettres de nos ministres, il semble qu’ils ne me connaissent plus depuis que j’ai changé de profession, ils aiment pas les cultivateurs.
Antoine Krier, syndicaliste, frère du ministre, Mercuès (Lot), 12 janvier 1942 :
Mon cher René, J’ai lu et relu ta dernière lettre, en attendant des nouvelles de Pir (Pierre Krier). J’osais espérer que ces nouvelles pourraient témoigner surtout à toi et autres amis du réconfort et la preuve que Pir ne nous oublie pas. Malheureusement je n’ai encore rien reçu de lui, ce qui m’inquiète de plus en plus. (…) Pir est mon frère et comme toi, je suis aussi son ami depuis 25 ans de travail commun. (…) Je tiens à te dire, que nous, toi et moi et eux tous, nous reprendrons notre place dans la lutte pour notre chère patrie et nos camarades si durement éprouvés.
Les dirigeants socialistes réfugiés en France étaient-ils des privilégiés profitant de leurs relations directes avec le gouvernement en exil ? Biever avait reçu une avance de 5 000 francs sur son indemnité parlementaire, Antoine Krier avait reçu d’un militaire français en poste à Luxembourg en 39-40 une maison disponible à Mercuès près de Cahors, il récupéra deux lits, des draps et des couvertures des stocks américains de la Croix-Rouge luxembourgeoise, mais l’essentiel de leurs revenus provinrent pour Biever de sa sœur mariée à Paris et pour Krier de relations de sa belle-sœur à Paris. Les colonies fondées par Krier et Biever servirent de point d’appui et de relais pour d’autres fugitifs en détresse. L’échec de la tentative de fonder avec Biever une sorte de ferme collective ne découragea pas Antoine Krier. L’idée des coopératives lui était particulièrement chère.
Armand Schleich, Chantiers Ruraux, Digne, 12 novembre 1941:
Dès sa rentrée à Mercuès, Tunn Krier m’a envoyé un projet de statuts pour une mutualité à fonder ici et partout en France, où il y a quelques Luxembourgeois groupés. J’en ai fait plusieurs copies que je lui ai retournées dès hier et dès que nous serons fixés sur le nombre de ceux de nos compatriotes qui restent ici, on se mettra au travail.
Nic Molling, journaliste du Tageblatt, Oloron-Sainte-Marie, Basses-Pyrénées, 1er janvier 1941 :
J’étais venu ici à la fin du mois de juin (1940) pour libérer ma femme et ma belle-sœur du Camp de Gurs (…) sinistre camp où les gens les plus robustes vont mourir de faim, de privations, de vermine etc. C’est bien triste, tout cela, et je ne vois pas, n’ayant pas de fortune, comment je peux libérer ces pauvres enfants (…) Ma propre situation est loin d’être rassurante. Tracasseries sans fin ! Au mois d’octobre, on m’a retiré l’allocation, au mois d’août on voulait me rapatrier de force à Luxembourg, puis on me l’a de nouveau accordée. Mais maintenant on me menace de l’internement au camp de Gurs … parce que je touche l’allocation ! (…) Ici il y a des roitelets qui, pour se donner de l’importance déclarent que tous ceux qui n’ont pas d’argent n’ont droit qu’au camp de Gurs.
Le mariage conclu en 1937 par Nic Molling avec Edith Cohn ne fut pas reconnu par les autorités luxembourgeoises, les lois de Nuremberg étant applicables en vertu de traités internationaux. En 1938, Molling fut condamné pour avoir révélé les activités d’un réseau d’espionnage lié à l’ambassade allemande. Ne pouvant pas payer l’amende, il s’expatria à Paris. En 1940 son épouse et sa belle-sœur furent internées au Camp de Gurs. Les autorités du camp demandèrent une caution de 20 000 francs pour libérer les deux sœurs. Molling qui s’était installé à proximité du camp envoya des appels désespérés à toutes les autorités luxembourgeoises, Croix Rouge, Office Luxembourgeois à Vichy, gouvernement en exil.
Le même, 9 avril 1941 :
Pendant 20 ans j’ai fidèlement et toujours bénévolement servi les deux pays que je tenais pour mes patries, le Luxembourg et la France. En négligeant mes intérêts particuliers, en courant parfois des risques. Je croyais toujours qu’une patrie c’est quelque chose qui protège quand on a besoin de protection et que deux patries protègent mieux qu’une seule. (…) Mon cher ami René, je te serais infiniment reconnaissant de me faire savoir ce que notre gouvernement a fait jusqu’ici pour soulager la misère actuelle.
Le même, Mazères, 2 janvier 1942 :
Meng Fra schreiwt mer vu Gurs : die Finger sterben mir ab vor Kälte. Ech hunn alles probe’ert, wat ech konnt, t’war niergends meglech, fir d’Möttelen ze fanne, fir sie an hir Schwester do aus de’er Häll eraus ze kre’en. De eng Leit hunn selwer keng Möttelen mé, die âner sin mé gleichgülteg, misstrauesch an onsolidaresch gin wéi se et jemôls woren. Ge’f dach nömen iergend en Dämon eng dêk Kartoûsch Dynamit mötten an d’Erdkûgel stie’chen, an de’ âl verfaulten Klatz ausernân sprengen !
Molling fut forcé de s’éloigner de l’immédiate proximité du camp déclarée zone interdite. Son épouse et sa belle-sœur tentèrent de se tuer au moment du départ du train pour Drancy. Ils périrent une semaine plus tard dans les camps d’extermination.
Lourdes, 21 janvier 1940, Auguste Hanne, 64 ans, rédacteur de l’Indépendance Luxembourgeoise, né à Thionville, un partisan de la cause française et un homme très pieux :
Si je ne suis pas Luxembourgeois de nationalité, je le suis devenu de cœur et très sincèrement. Je ressens avec vivacité tout ce qu’« ils » font subir à sa malheureuse population, coupable d’avoir préféré la France à la Bochie ! Depuis le 29 mai je suis à Lourdes, capitale de la prière, réfugié, sans occupation, je ne puis apporter ma contribution (…) qu’en adressant mes prières à N.D. de Lourdes. C’est mon occupation principale et depuis que je suis ici, je n’y ai pas manqué. Je pense d’ailleurs que c’est grâce à cela que depuis que je suis ici je n’ai pas eu une minute de cafard ni de défaillance.
Hanne avait vu déferler les foules de réfugiés français, belges, luxembourgeois. Tous étaient rentrés et aucun ne donnait plus de nouvelles. Il avait vu en novembre 1940 un convoi d’autocars luxembourgeois emmenant vers l’Espagne 800 Luxembourgeois expulsés.7 Il a entendu dire que l’évêque de Luxembourg aurait été incarcéré et que le prince-héritier se serait fiancé avec la fille du président américain. Tout en priant, Hanne ouvrait les oreilles, journaliste de vocation et informateur bénévole. Hanne connaissait beaucoup de monde à Lourdes, Dom Nieuwland de l’abbaye de Maredsous, le comte d’Oppersdorff-Talleyrand, un homme de vieille noblesse française, et, par lui, le cardinal Hlond, primat de Pologne.8 Hanne demanda à Blum d’aider le frère Fulgentius, né Ludwig Kahn, un moine franciscain d’origine juive et de nationalité allemande, réfugié au Luxembourg depuis 1933, qui voulait se rendre dans un couvent à Lyon. Blum certifia au frère Fulgentius avoir signé en 1938 sa naturalisation, en le priant d’en faire un usage réservé aux autorités françaises.
Enhardi par le succès de cette démarche, le comte d’Oppersdorff proposa à son protégé de changer de nom, afin d’effacer toute trace d’ascendance juive. Blum jugea l’opération inopportune et dangereuse « certains organes de presse » risquant de l’exploiter à leurs fins. Par Hanne, Blum apprit en mai 1941 l’expulsion d’un groupe de prêtres luxembourgeois, Parmi eux l’abbé Mack, dirigeant du « Volksverein » de 1906 à 1921, co-fondateurs du mouvement « Christus Rex » et chanoine de la Cathédrale de Vienne, selon Hanne, un homme bien plus porté vers l’Allemagne que vers la France. Comprenne qui pourra.
Abbé Frédéric Mack, 64 ans, Lyon, 31 juillet 1941, à Blum :
Pour nous autres prêtres luxembourgeois nous sommes d’avis qu’il vaut mieux qu’on ne parle pas de nous dans la presse des réfugiés – nous sommes dans une situation délicate sous plusieurs points de vue.
La méfiance initiale laissa vite place à un échange fructueux. Blum rendit visite à Mack à Lyon, lui envoya des nouvelles du Luxembourg, sur le sort de Mgr Origer. Mack envoya à Blum les adresses de ses confrères expulsés, parla des jeunes hébergés à Lyon, s’informa des lieux de passage vers la Suisse et envisagea de rejoindre Montpellier.
Mack, 16 septembre 1941 :
Ici il fait très froid les soirées et la nuit. Et pas de charbon ! Je me demande si je puis supporter le climat de Lyon sans chauffage.
En janvier 1942, Blum reçut le dépliant d’une conférence de Mack à Bâle avec ce mot : « Je suis ici depuis le 27.12 et dois rentrer à Lyon pour le 15 février. » Le 16 janvier 1942, le lendemain de sa conférence, il décéda. D’autres hommes d’Église prirent le relais, notamment Nicolas Majerus, successeur de Mack à la tête du « Volksverein », professeur de droit latin à l’Université de Bonn jusqu’en 1940, lui aussi un représentant de l’aile germanophile de l’Église.
Nicolas Majerus, Lyon, 17 août 1941, à Blum :
Quant à la situation intérieure du pays, elle est désolante. On peut diviser la population en trois parties : ceux qui font partie du mouvement sans être d’accord, ceux qui vont avec l’envahisseur et font ses affaires et enfin ceux qui s’opposent et luttent. Le dernier nombre est très petit et ne constitue en somme que le clergé,9 les paysans et les ouvriers. (…) Dernièrement dans une auberge de village, un jeune paysan a mis un autre à genoux et l’a forcé à chanter la Marseillaise. (…) La jeunesse est parfois merveilleuse. Plusieurs ont quitté les écoles pour échapper à l’emprise, d’autres ont ouvertement riposté au collège, sont venus toujours trop tard et se sont enfuis avant la fin des cours.
Le même, 3 janvier 1942 :
J’ai vu de nouveau le cardinal de Lyon (pour la cinquième fois déjà). Je l’ai prié de dire au ministre français de l’Intérieur10 qu’il a vu le lendemain de ma visite, certaines choses et de nous protéger contre toute éventualité. Il nous a promis toute son assistance. (…) Nous sommes donc fortement appuyés. On m’a même promis de s’occuper de nos jeunes compatriotes. Nous serions heureux de pouvoir vous recevoir une fois dans notre Foyer qui héberge dix étudiants l (luxembourgeois).
Le 4 juin 1941, Blum reçut une lettre qui lui a fait particulièrement plaisir. Elle émanait du grand rabbin de Luxembourg qui se trouvait au Portugal après avoir quitté le Luxembourg avec l’avant-dernier convoi avant les départs des trains vers les lieux d’extermination. Serebrenik avait vécu des semaines dramatiques, la convocation chez Eichmann, la destruction de la synagogue et les agressions physiques contre sa personne. Il savait qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui à Luxembourg et il savait aussi que le sort de la communauté juive se jouait maintenant en France, où plus de la moitié des juifs « luxembourgeois » avaient trouvé refuge.
Robert Serebrenik et Madame, Lisboa, 4 juin 1941 :
Mon très cher Monsieur Blum, J’obéis plutôt à un besoin de cœur que je ne cède à une obligation de la courtoisie, si – immédiatement après mon arrivée – je m’empresse de vous écrire et de vous rendre hommage de mon admiration sans bornes pour tout ce que vous avez fait, faites et ne cessez de faire pour le bien de nos malheureux compatriotes et non-compatriotes juifs. Soyez convaincu que le souvenir de votre attitude bienfaisante vis-à-vis de nos multiples misères restera pour toujours gravé dans nos cœurs. Étant vous-mêmes dans une situation précaire, vous avez mis à la disposition des spoliés de l’histoire les riches ressources de votre noble âme, de votre large esprit et de votre génie organisateur, leur communiquant la conscience de vivre spirituellement dans l’ancienne et inoubliable patrie jusqu’à ce qu’il leur sera donné, par la grâce de la Providence, aussi matériellement le retour à leur patrie. Vous leur avez rendu espoir et courage jusqu’à ce que viendra le jour de la rédemption..