René Blum avait 75 ans, quand nous en avions 25. Il aimait parler. De la Grande-Duchesse Charlotte, du maréchal Boudienny et de la Sainte Russie. Il était toujours trop long, trop ému, étranger à tout ce qui nous agitait. Cinquante ans après sa mort, René Blum est devenu un inconnu, méconnu et maltraité par les historiens. Qui fut cet homme, dont les revirements furent parfois surprenants ? Un agent de Moscou, un antisémite1, un renégat ? Ou tout simplement un homme seul, fidèle à sa vérité et à sa famille politique qui ne voulait plus rien savoir de lui ?
Les Blum étaient originaires d’Ettelbruck, la capitale de la révolution de 1848. René Blum voulait transformer en monument national l’école primaire, où fut élaborée la première Constitution démocratique du pays. Son lointain ancêtre, Michel Blum, avait 21 ans en 1795 lors de l’arrivée des Français. Il savait lire, écrire et était ouvert aux idées nouvelles. Il fut nommé secrétaire de l’administration municipale et de secrétaire il devint greffier, puis notaire. En 1813, il était grand électeur, membre de la garde d’honneur, un notable.2
Le père de René Blum, Louis, fut l’un des premiers élèves de la toute nouvelle école agricole. En 1882, il partit pour Esch-sur-Alzette et créa le laboratoire de l’industrie sidérurgique. Autodidacte, il fut reconnu par les plus éminents spécialistes de sa discipline. Toute sa vie il resta un scientifique, opposé à toute forme de dogmatisme, un libre penseur. Les Blum habitaient la route de Luxembourg, le quartier des ingénieurs, le seul endroit à l’air propre dans une ville coincée entre trois usines. Leurs voisins étaient les Spoo. Caspar Mathias Spoo, industriel et auteur dramatique, fut élu député en 1896 sur la base d’un socialisme mâtiné d’esprit industriel et philanthropique. Le frère aîné de René Blum, Xavier, était ingénieur des mines et fut conseiller communal du parti radical.3
René Blum naquit à Esch en 1889. Il passa son examen de maturité en 1907, un an après Pierre Dupong et Nicolas Margue, et adhéra au parti social-démocrate en 1909. Il ne reste plus guère de traces de cet engagement politique précoce à part un court texte signé de ses initiales. Étudiant à Liège, il fit une conférence à la « Section des études sociales »4 de Charles Dejace sur la durée légale du travail au Grand-Duché. Il y parla des « races industrieuses » du Nord menacées par l’arrivée des populations indolentes du Sud, « peu intéressées à la législation sociale » . Il figura, avec Spoo, sur les listes de membres de la « National-Unio’n » fondée en 1910 par Lucien Koenig, son camarade de classe à l’Athénée, sans qu’on puisse en déduire davantage qu’un attachement à la langue maternelle. Blum envoya une lettre d’excuse pour le congrès de 1911 : « Empêché d’assister, avec vous cœur et âme ».5
Peu avant la guerre de 1914, Blum s’installa comme avocat spécialisé dans le droit du travail et des assurances sociales. Le « Berg- und Hüttenarbeiterverband », fondé en 1916 sur la base d’une stricte neutralité politique, le choisit pour défendre ses adhérents. Blum faisait pourtant partie depuis 1914 du comité de la Société pour la propagation de l’incinération et du Comité démocratique d’Esch, qui réunissait libéraux et socialistes, et il avait fait une tournée de conférences pour le compte de l’Alliance française au Danemark sur Anatole France et Georges Courteline, deux auteurs jugés représentatifs de l’esprit français. Son véritable engagement en politique commença en 1917 quand fut réactivé le parti socialiste mis en hibernation en 1914. Il s’occupa avec Jacques Thilmany de la section d’Esch qui devint vite la plus importante du pays. En juin 1918, il fut élu à la Constituante.
Le jeune député fut désigné comme secrétaire de la Commission des Treize qui élabora la nouvelle Constitution. Au congrès socialiste du 20 octobre 1918, il annonça que les principales revendications du parti, suffrage universel, droit de vote des femmes, proportionnelle et souveraineté du peuple, étaient acquises. Blum fit partie du conseil ouvrier d’Esch, qui se constitua le 11 novembre 1918, et il accompagna le 18 novembre les dirigeants syndicaux au siège du gouvernement pour exiger et obtenir la journée de huit heures. En décembre 1918, il présida la commission parlementaire qui négocia avec les soldats mutinés de la Compagnie des Volontaires. Il se heurta à Bech, un jeune avocat ambitieux, qui exigeait le rétablissement de l’ordre avant d’engager tout débat, tandis que Blum voulait obtenir la justice pour les soldats, et leur retour dans la légalité ensuite. L’armée française trancha le débat, désarma les mutins et les chassa des casernes.
Blum était un républicain convaincu, mais il n’était pas un révolutionnaire. Il fit partie du Comité de Salut Public qui voulut instaurer la république mais il n’alla pas plus loin. Il aimait la France mais n’envisagea pas un instant de rattacher le Luxembourg à un autre pays. Il ne fit pas partie du Comité pour la IIIe Internationale et il s’opposa au congrès d’Eischen de décembre 1919 à la motion en faveur de l’adhésion à la nouvelle Internationale créée à Moscou. Pour lui, il importait avant tout de renouer les liens avec le socialisme belge pour créer des coopératives et pousser plus loin la législation sociale. Il applaudit à la révolution russe, appela à secourir la Russie menacée de famine mais il considérait qu’une révolution avait peu de chances en Europe de l’Ouest. Il ne s’étonna pas d’être exclu par la fraction communiste du nouveau parti. Il se fit excuser lors du congrès de Differdange qui devait sceller la rupture. Il était plus proche de Vandervelde, de Huysmans et de Léon Blum, son homonyme français, que de Lénine et de Trotski.6
Blum était donc un réformateur, un reconstructeur, un républicain démocrate et social. Il était surtout un parlementaire, cherchant à bâtir, pierre après pierre, l’édifice juridique et institutionnel en étroit contact avec ce peuple de gauche qui représentait à ses yeux l’avenir du pays. Il partit donc à la conquête de l’État bourgeois tombé sous la férule de l’Église, fut élu et réélu pendant vingt ans avec des suffrages de plus en plus importants, populaire sans être démagogue, brillant sans être arrogant, usant de son charme sur les électeurs masculins et féminins, partageant son temps entre le Palais de Justice et la Chambre des Députés, grand producteur de propositions de loi sur les sujets les plus divers, la protection des animaux, l’examen prénuptial destiné à écarter les porteurs de tares héréditaires7, un indigénat basé sur le droit du sol ou la construction d’un crématoire. Dans ce parti ouvrier consacré au culte du travail manuel il était le seul transfuge de la bourgeoisie, s’intéressant à tout et capable de s’adresser à tout le monde.
René Blum était conscient des limites de l’activité parlementaire et du risque de s’éloigner de ceux qui l’avaient élu. Il garda toujours le don de l’écoute et la volonté de faire aboutir les doléances en sonnant le tocsin en cas de besoin. Il fut l’un des initiateurs de la campagne populaire qui, en 1924, fit tomber les projets militaires du gouvernement Reuter : « In Regen und Schnee, in Dreck und Kälte zogen unsere Leute hinaus und trugen die Aufklärung bis in die entlegensten Dörfer und Weiler hinein. »8 Il fut aussi l’artisan de la coalition hétéroclite des six partis qui mit en échec l’hégémonie de la droite et conduisit à la formation du gouvernement Prüm. Le parti socialiste refusant de participer au pouvoir au nom de la pureté révolutionnaire, Blum assuma la tâche délicate de présider la Chambre des Députés avec une majorité d’une voix et sans possibilité de recours aux votes par procuration. Pendant une année, le pouvoir législatif fut l’égal du pouvoir exécutif, véritable assemblée du peuple comme au temps de la Grande Révolution.
Blum était l’homme qui savait réunir. En 1926, il fut élu président de la « Libre Pensée », où se retrouvaient les divers morceaux de la gauche anticléricale dispersés par des vents contraires, et il fit reconstruire par les artisans des faubourgs le monument des communards de Pfaffenthal entretenu depuis vingt ans par le gantier Michel Dapp et redécouvert par le professeur Joseph Hansen. En 1928, il prit la tête du parti ouvrier. Blum n’avait jamais fait partie du comité directeur et n’avait participé à aucune des scissions qui avaient secoué le mouvement socialiste depuis 1918. Il arrivait à concilier l’attachement aux idées libérales et la solidarité ouvrière.
Avec l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne toutes les idées auxquelles René Blum avait voué sa vie furent brutalement remises en question. Il en fit le constat, le 13 octobre 1933, au cours d’une table-ronde organisée par l’Association d’éducation populaire d’Esch avec Nicolas Braunshausen et Marcel Cahen, les présidents des deux partis libéraux. Blum constata la faillite économique du capitalisme, la prolétarisation de la classe ouvrière et la nécessité de mettre fin au capitalisme. Le socialisme était à l’ordre du jour, avec une nuance : « Wir lehnen die Methoden Russlands ab, weil sie unserem westlichen Charakter nicht entsprechen. (…) Wir stehen auf dem Boden der Demokratie und des Parlamentarismus. »9
Le 12 novembre 1933, il fut avec Pierre Krier l’un des deux orateurs de la « manifestation pour la liberté » qui réunit selon la police entre 2 000 et 2 500 personnes à l’appel du parti ouvrier et des syndicats libres. René Blum dénonça le fascisme en Italie et en Allemagne et mit en garde contre le poison autoritaire, l’esprit du militarisme et le retour au Moyen Age. Il affirma que les Luxembourgeois n’étaient pas doués pour le fascisme et qu’ils défendraient leurs droits, afin de rester « un peuple libre dans un pays libre ».10
Joseph Bech avait annoncé que son gouvernement était « en train d’examiner les mesures à prendre contre les partis qui, ouvertement, proclament que leur intention est de renverser, par tous les moyens, l’ordre des choses établi chez nous. » Une formule vague et ambiguë qui laissait la porte ouverte à toutes les éventualités. Un duel oratoire s’engagea alors devant la Chambre : « M. Blum : Il faudrait préciser à ce sujet. M. Bech : C’est pourtant clair. M. Blum : Et le premier projet dont vous avez parlé ? M. Bech, Ministre d’État : Il s’adresse au parti communiste. »11
Pendant trois ans le projet de loi visant à interdire le parti communiste divisa le pays et opposa gauche et droite. Le gouvernement commença par poser des actes en dehors de tout cadre légal, destitua les instituteurs communistes Kill et Urbany, annula l’élection du député communiste Zénon Bernard et refusa de nommer à Esch un conseil échevinal socialiste soutenu par l’unique conseiller communiste. En janvier 1935 il déposa une proposition de loi visant à protéger l’ordre politique et social.
Les socialistes se trouvaient devant un dilemme. Comment combattre l’interdiction du parti communiste sans donner à celui-ci une importance qu’il n’avait pas et sans être accusés par la droite d’être les complices des communistes ? Pourquoi le gouvernement s’attaquait-il au minuscule parti communiste ? Ne visait-il pas en réalité le parti ouvrier et les syndicats libres ? Les syndicats arriveraient-ils à mobiliser leur base sur des mots d’ordre trop politiques ?12
Blum n’était pas un communiste, mais il était prêt à faire cause commune avec les communistes si les libertés constitutionnelles étaient en jeu. En juillet 1934 il s’afficha avec les instituteurs communistes sanctionnés par le gouvernement lors d’une réunion de protestation de la « Libre Pensée ». En mai 1935, il prit part aux réunions publiques contre le projet de loi d’ordre suivies de la constitution de comités antifascistes. Le Tageblatt ignora totalement l’initiative et le Proletarier couvrit ses partisans d’injures. En septembre 1935, le comité directeur du parti ouvrier finit par interdire à tout membre du parti de participer aux comités antifascistes. Blum était désavoué, mais il s’inclina.13
En 1936, le Front Populaire triomphait en France et en Espagne. Au Luxembourg le gouvernement déposa en novembre le texte amendé du projet de « loi-muselière ». Pouvait-on rester les bras croisés et se contenter de présenter des motions au Parlement ? Y avait-il le moindre espoir de faire reculer un gouvernement qui pouvait s’appuyer sur une majorité confortable ? L’heure était venue de faire appel au peuple pour défendre les libertés menacées et de mener une campagne d’opinion réunissant les citoyens au-delà de leurs attaches politiques.
La première réunion publique eut lieu le 29 décembre 1936 à Esch-sur-Alzette et réunit des associations et des personnalités venues de tous les horizons. Elle fut suivie par 36 autres manifestations qui rassemblèrent chaque fois des foules considérables, souvent rejointes par les députés et notables locaux du parti ouvrier.14 Le rôle de Blum était essentiel. Il connaissait tout le monde et il possédait l’art de passionner les foules, utilisant tous les registres de la rhétorique, la logique, l’appel aux sentiments, l’évocation historique, l’ironie et le sarcasme, la capacité d’indignation et la volonté d’union.
La presse communiste nota l’enthousiasme qui s’était emparé des auditoires. Le 29 décembre 1936 à Esch : « Es ist wieder ein Genuss unter den Eschern zu weilen. Das alte, das rote Esch, das geschlafen hat, ist wieder zum Leben erwacht. (…) Ich bin nicht Liberaler und nicht Kommunist, ich bin Sozialist. Aber ich stelle mit Freuden fest, dass endlich ein Terrain gefunden wurde, auf dem wir zusammenkämpfen können (…) Wir sind nicht alle von ein und derselben Meinung, aber man achte eines jeden politische Überzeugung, wenn sie ehrlich gemeint ist. » Ou le 15 février 1937 dans la capitale : « Was ist Ordnung ? Ihre Ordnung ist die Ordnung der Rebellion, unsere Ordnung das ist die Aufrechterhaltung der verfassungsmäßigen Freiheiten und der Ausbau der Demokratie. Es haben sich Liberale gefunden, welche dem Volke das Maulkorbgesetz schmackhaft machen sollen. Sie wollen das zerstören, was ihre Vorväter, die Liberalen von 1848 dem Volke erkämpft haben. Das sind nicht mehr Nachfolger der alten Liberalen, das sind traurige Bastarde. »15
Début avril, la presse gouvernementale commença à s’énerver, devint menaçante. La mobilisation de la rue, l’imitation des méthodes françaises détruiraient la confiance des citoyens dans les institutions et montreraient le double jeu des socialistes. Le Tageblatt n’hésita pas à désavouer Blum : « Richtig ist dass einige Sozialisten sich in diese kommunistische Propagandaaktion einfangen liessen. » Ces individus violeraient les décisions interdisant toute action séparatiste et ils ne seraient que des comparses des communistes. Sans leur agitation, le gouvernement n’aurait pas sorti la loi d’ordre du tiroir et leur agitation ne ferait que fournir le prétexte pour dissoudre toutes les organisations du monde ouvrier.16 Le 7 avril 1937, Blum remit sa démission comme président du parti et comme député.
Désormais Blum n’était plus qu’un simple citoyen, libre de ses opinions et décidé à se battre. Le 17 avril il parla à Esch devant 600 personnes : « Unbe-
schreiblich war die minutenlange Ovation, die dem letzten und Haupt-Redner des Abends, dem Rechtsanwalt und ehemaligem Abgeordneten René Blum dargebracht wurde : ‚Wer geglaubt hat dass ich jetzt zu Hause in Schlafmütze und Pantoffeln tatenlos herumhocken würde, der hat sich getäuscht. In dieser ernsten Stunde nicht bei euch zu sein, das hieße Verrat.‘ »17
Le même jour, les dirigeants syndicaux eurent une entrevue avec Bech qui leur promit d’organiser un référendum sur la loi de défense de l’ordre social et politique. Ce fut la confirmation de l’impact de la campagne de réunions qui avait réussi à ébranler la légitimité du gouvernement, mis en doute la conformité aux principes de la Constitution et montré l’écart séparant le peuple de ses représentants. Le débat se déplaça de l’enceinte du Parlement sur la place publique. Pendant trois semaines plus de 160 réunions furent organisées dans 87 localités. Ce fut un retour aux sources de la démocratie et tous les partis furent obligés à confronter leurs opinions devant ceux qui les avaient mandatés.18
Le référendum du 6 juin1937 fut un désastre pour le gouvernement. La victoire du « Non » fut cependant trop étroite pour permettre à l’opposition de gouverner sans passer par de nouvelles élections. La situation internationale était lourde de menaces. En Espagne, l’armée républicaine reculait, en France, le gouvernement de Front Populaire fut obligé à la démission.
Le 8 août 1937, deux mois après le référendum, le parti ouvrier se réunit en congrès. Une résolution fut présentée pour « prier le camarade Blum de bien vouloir participer au congrès ». Blum ne se fit pas prier longtemps. Il arriva la tête haute et le verbe franc, ne cacha pas les divergences passées tout en ménageant ses adversaires. Il fut réélu en triomphe, premier de tous les candidats avec quarante voix sur 47. Les candidats de l’aile droite furent éliminés. Blum reprit sa place à la tête du parti comme si rien ne s’était passé.19
Les négociations pour un nouveau gouvernement furent longues et difficiles. Les socialistes demandèrent deux ministres et refusèrent Bech. La droite s’opposa à Blum et exigea trois ministres. Finalement, on se mit d’accord sur la personne de Pierre Dupong pour présider le gouvernement. Bech garda les Affaires Étrangères, Blum reçut la Justice, la Santé et les Travaux Publics. Personne ne sortit désavoué et chacun restait sur ses positions, la continuité était assurée en même temps que la rupture. Un gouvernement de compromis et de demi-mesures. Le grand espoir des militants était mort.
Le parti communiste ne fut pas interdit, mais il ne retrouva pas son siège de député. Il put participer aux élections communales, mais Bech refusa de nommer l’échevin communiste désigné à Rumelange. Les instituteurs communistes furent repris dans la fonction publique mais pas admis à enseigner et soumis au devoir de réserve des fonctionnaires.
La loi du 10 avril 1937 interdisant la participation à la Guerre d’Espagne était toujours en vigueur, mais elle fut appliquée avec de moins en moins de vigueur. Cao fut arrêté le 11 août 1938 à son retour d’Espagne en raison d’un jugement antérieur. Il passa une nuit en prison puis fut libéré. Le 18 novembre 1938, le Procureur Général de l’État mit en garde Blum : « Comme il s’agit d’une loi d’un caractère tout particulier à portée internationale, et qui se trouve revêtue à l’extraordinaire de la signature de tous les membres du Gouvernement, il importe toutefois de soumettre la question de l’opportunité de la mesure envisagée au Gouvernement en Conseil, et plus spécialement à Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères. » Le 19 novembre 1938, Blum envoya le commissaire Martin Schiltz à Paris pour rapatrier un premier groupe de volontaires luxembourgeois. Les volontaires italiens durent attendre dans les camps jusqu’en février 1939. Ils furent libérés à condition qu’ils puissent prouver qu’ils avaient résidé au Luxembourg avant leur départ.20
Un nouvel incident se produisit le 3 avril 1938 lorsque Marcel Dupont, le secrétaire de la CGT de Longwy, fut expulsé lors d’un meeting international pour l’Espagne. La manifestation avait été organisée par la Jeunesse Socialiste de Rodange et le ministre de la Justice avait annoncé sa participation. Que s’était-il passé ? Selon Blum, le syndicaliste français avait été expulsé sur la base d’un ancien arrêté laissé par son prédécesseur, ce qui suppose une singulière ignorance de la part des policiers en service.21
Le 22 avril 1938, le film Après, basé sur un roman pacifiste d’Erich Maria Remarque, fut interdit. Blum avait autorisé la projection du film dans une version expurgée. Il fit marche-arrière sur intervention de l’ambassadeur allemand qui lui montra un accord signé par Bech en 1937 chargeant l’ambassadeur de lui fournir les listes des films qui portaient atteinte à l’honneur allemand. Blum ne pouvait pas dés-
avouer Bech. La presse lui reprocha un acte de censure contraire aux principes de la Constitution et mettant en cause la souveraineté du pays. D’avril 1939 à mai 1940, 23 films furent ainsi interdits et Blum finit par accepter les listes transmises par Bech.22
Le 23 mai 1938, 54 juifs autrichiens furent expulsés après avoir réussi à parvenir au Luxembourg, munis de passeports en règle avisés par les autorités allemandes. Totalement démunis, ils passèrent la nuit dans l’auberge de jeunesse du Pfaffenthal. Le lendemain, ils furent interrogés par la police, puis transportés dans des bus vers trois postes de frontière et renvoyés en Allemagne. La presse relata des scènes terrifiantes et fut unanime pour condamner cette façon de régler le problème des réfugiés. Blum fit savoir que les réfugiés étaient entrés illégalement sur le territoire, sans autorisation de la part des autorités luxembourgeoises, qu’il avait agi en concertation avec les organisations juives et que les frontières vers la France et la Belgique étaient hermétiquement fermées. L’enquête de la police luxembourgeoise révéla que l’arrivée des réfugiés avait été organisée par la Gestapo et que celle-ci avait précédemment tenté sans succès de les introduire par les frontières néerlandaise et belge.23
L’organisation d’entraide juive ESRA confirma les faits dans un rapport interne : « At that time we have made every effort to prevent the expulsion of these unhappy people to the German border, but as there were thousands of refugees at the border whom the Gestapo wanted to smuggle into Luxembourg in the same way, the Luxembourg government was compelled to show the German Government that they were not willing to let that small country be swept with refugees. Also we were not in a position to guarantee the support of a great number of refugees to the Government. »24
Le journal antifasciste Die Neue Zeit constata avec amertume : « Ein Film wurde verboten, der nichts anderes will, als gegen den Krieg ‘hetzen’, verboten wider besseres Wissen und unter Verfassungsbruch – Unterschrift: René Blum. Fünfzig arme Schelme, die sonst nichts verbrochen haben als dass sie Juden sind, werden in die Folterhölle zurückgeworfen, der sie eben entronnen sind – Unterschrift: René Blum. Ein französischer Gewerkschaftsfunktionär, der nur das eine auf dem Kerbholz hat, auf Luxemburger Boden seine Stimme für das Spanien des Freiheitskampfes erhoben zu haben, bei einer Kundgebung, die unter dem Patronat René Blums stand, wird des Landes verwiesen – Unterschrift: René Blum. Welcher Schanderlass wird, nach alldem, morgen die Unterschrift René Blum tragen ? »25
Blum avait-il perdu tout sentiment humain ? L’exercice du pouvoir l’avait-il endurci à ce point en si peu de temps ? Ou y avait-il en lui un fond atavique de xénophobie et d’antisémitisme qui remontait à la surface ? Pour comprendre et juger Blum il faut d’abord savoir que tous ses actes et gestes étaient concertés avec l’association juive ESRA, que le Luxembourg n’était pas et ne pouvait pas être un pays d’asile, mais seulement un pays de transit, que sa politique consistait à faire de telle sorte que les entrées ne dépassent pas les départs et que le nombre de réfugiés hébergés dans des hôtels et nourris dans des restaurants casher ne dépasse pas simultanément 200-300 personnes, afin de permettre l’évacuation ordonnée de milliers de personnes.
Les événements tragiques des 23 et 24 mai 1938 se répétèrent au moment des pogromes de la Nuit de Cristal. La Sûreté alerta Blum : « Die Gestapo hat am 30. August 1938 wieder 120 jüdische Flüchtlinge in Trier gesammelt, welche man versucht mit allen Mitteln über die luxemburgische Grenze zu bringen. » Mise au courant, ESRA appela le gouvernement à « prendre des mesures pour endiguer l’immigration. »26
Blum avait fait un pari risqué en entrant dans le gouvernement. Il n’était plus porté par la chaleur des foules, mais entouré d’adversaires et de faux frères qui n’attendaient qu’un faux pas pour le faire tomber. Il avait peur du guet-apens, peur de s’engager dans une impasse, peur de l’enfermement dans une Europe où chaque pays se renfermait sur lui-même, peur des calculs diaboliques de la Gestapo qui n’avait qu’un but, déstabiliser un petit pays fragile arrivé au bout de ses ressources.
Blum ne parla jamais des raisons de sa décision controversée de mai 1938, mais il décrivit ce qu’il a vécu pendant ces mois difficiles : « La délivrance des visas était de mon ressort et cela me posait de déchirants drames de conscience. Je recevais chaque jour une centaine de lettres implorantes et j’en étais venu à ne plus m’asseoir à mon bureau qu’avec appréhension. (…) J’étais bouleversé, torturé, car le refus du visa qui m’était demandé pouvait signifier la mort de celui qui le sollicitait. (…) Beaucoup traversaient la Moselle ou la Sûre à la nage, sous les coups de feu des patrouilles, ayant laissé derrière eux tout ce qu’ils possédaient, y compris leurs vêtements. Combien ai-je vu de ces malheureux se présenter nuitamment chez moi, car on leur donnait mon adresse ! »27
Blum estima à 5 000 les personnes qui avaient pu s’échapper en 1938-1939 en passant par le Grand-Duché. Le responsable d’ESRA parla de plusieurs milliers. C’était peu, si on considère les 40 000 Autrichiens de confession juive qui avaient dû quitter leur pays ou les 350 000 juifs qui vivaient encore en Allemagne. C’était beaucoup si l’on compare les moyens du pays avec ceux des autres pays limitrophes. Une solution de la question des réfugiés ne pouvait être trouvée que dans un cadre international et la politique étrangère n’était pas dans son ressort. Quand la Conférence d’Évian se réunit en juillet 1938, le Luxembourg, qui se trouvait en première ligne face à l’afflux de réfugiés, ne fut même pas invité.28
L’action de Blum peut paraître contradictoire. D’un côté, il renforça le contrôle à la frontière, interdit aux représentants consulaires du Luxembourg en Allemagne d’accorder des visas sans en référer à lui, il pria ses collègues de l’Agriculture et du Travail de cesser d’accorder des permis de travail et il imposa aux agents de la Sûreté le silence concernant les allées et venues à la frontière. D’autre part, il accorda un statut quasi officiel à l’organisation juive d’entraide ESRA qui faisait enregistrer les nouveaux arrivants et organisa pendant l’été 1938 des transports clandestins de centaines de réfugiés dans les pays voisins. Le 25 novembre 1938, Blum proclama l’arrêt officiel de l’immigration et donna en même temps son accord à ESRA pour mille nouvelles autorisations de transit. En décembre 1938, son ami Pierre Schmit partit avec son autorisation à Berlin pour ramener à Luxembourg cent personnalités éminentes de la vie économique, scientifique et culturelle menacées d’être déportées dans des camps de concentration.29
Par l’arrêté du 29 septembre 1938 sur la sécurité extérieure du pays, Blum se donna le moyen d’agir contre les espions et agents ennemis. Dans la période qui resta jusqu’à l’invasion allemande, 18 enquêtes furent engagées, dont deux contre des policiers. Blum utilisa également les services de la Sûreté pour empêcher la diffusion du journal nazi Luxemburger Freiheit. Une véritable guérilla judiciaire obligea le rédacteur Emmanuel Cariers à s’expatrier. Il fit inscrire le journal antisémite Der Stürmer sur la liste des publications pornographiques et bloqua ainsi son importation. Il envoya les policiers dans l’Athénée grand-ducal pour enquêter sur une cellule des Jeunesses Hitlériennes, ce qui choqua le directeur et le ministre de l’Instruction Publique.30
Blum, l’oppositionnel, avait réussi dans les deux années et demie d’exercice du pouvoir à imprimer sa marque sur les événements. Le tribun du peuple était devenu un homme d’État, avançant pas à pas sur un terrain miné, agissant avec sang-froid et lucidité..
À suivre…