Elle avait profité du Super bowl en février dernier pour surprendre tout le monde dans un clip hallucinant, où elle tentait par tous les moyens de casser internet pour finalement dire « OK, sortez les nouvelles musiques », Queen B balance alors les premières notes Texas Hold’Em. Est-ce une blague ? Est-ce un pied de nez à Taylor Swift ? Tout internet s’est effectivement emballé sur cette rumeur d’un prochain album country. Et c’est un véritable coup de poker que Beyonce a effectué avec l’album Cowboy Carter, sorti le 29 mars dernier. À noter que le titre de l’album fait autant référence à son propre nom de famille qu’au nom de la première famille de la musique country, la Carter Family, dont de nombreux hit dans les années 1930 ont été composés par l’auteur-compositeur noir américain Lesley Riddle…
Elle livre ici pas moins de 27 titres, d’une rare intelligence dans le fond et la forme, dans un pays où tout est politique. Le fait même d’être une artiste et de parler des États-Unis est un acte politique en soi aujourd’hui. Et quel incroyable geste que celui de Beyonce, dans une Amérique divisée, meurtrie, fragilisée, perdue. Il y a eu bien sûr les plus bruyants qui ont tout de suite crié à l’appropriation culturelle et au boycott de la diffusion de son album et tout particulièrement du titre phare, Texas Hold’Em. À ceux-là Beyoncé répond très clairement dans tous les aspects de son album, à commencer par le visuel choisi la représentant sur un cheval blanc, habillée d’une combinaison aux couleurs des États-Unis, affublée d’un chapeau de cowboy, tenant d’une main les rênes et de l’autre le drapeau. Elle se positionne là directement sur la question des symboles nationalistes, sujet au cœur des discussions autour de la musique country et de ses origines. Elle veut clairement créer une discussion, si ce n’est même la provoquer.
Il lui aura fallu pas moins de cinq ans pour créer cet album, né du sentiment de ne pas être là bienvenue dans le genre qu’est la country et la constatation qu’elle ne l’était effectivement pas. Il suffit d’écouter le premier titre Ameriican Requiem pour être bouleversé et happé par la force et le message de cette œuvre. Le requiem, pour rappel, est une composition musicale accompagnant la liturgie pour les défunts, elle est liée aux funérailles ou aux cérémonies du souvenir. Et pourtant, elle ne nous enterre pas, elle nous provoque, nous demande de l’écouter, de l’entendre, et d’entendre la contribution de la communauté noire américaine au genre de la country musique, de la musique en générale. Elle nous demande de se tenir à ses côtés, de défendre les choses, de faire face au vent et d’arrêter de faire semblant, le tout sur un arrangement mêlant la symphonie de cordes, les rythmes country, les éléments de blues et de jazz.
Et son album ne s’arrête pas en si bon chemin, avec une ambition qu’elle a clairement mentionnée récemment en disant « My hope is that years from now, the mention of an artist’s race, as it relates to releasing genres of music, will be irrelevant », tout en ajoutant qu’elle a vu comment la musique peut unir tant de personnes dans le monde, tout en amplifiant les voix de certaines personnes qui ont consacré leurs vies à l’enseignement de notre histoire musicale. Et l’histoire musicale est à l’image de l’histoire des États-Unis, le genre country est en réalité une créolisation des genres venus des colons britanniques, tout particulièrement irlandais et écossais, qui ont rencontrés les peuples natifs, les chants des esclaves noires, mais aussi le yodel ou les valses et polkas des slaves et des germaniques. L’appropriation culturelle est un rapport de force entre un groupe opprimé et un oppresseur qui utilise tout ou partie de la culture des opprimés pour en tirer un gain économique sans que la communauté propriétaire n’en retire rien. Ici, Beyonce propose une juste réappropriation culturelle d’un genre qui a été bien trop longtemps aux mains d’une toute petite partie de ceux qui l’ont créé. Si ces derniers s’insurgent, c’est porté uniquement par la peur de perdre leur pouvoir, ils ont raison. Beyonce, des fabuleuses reprises de Jolene et Blackbird, en passant par Ya-Ya reprend le pouvoir, avec panache et talent. Et c’est fabuleux à voir, et à entendre.
Chapeau bas (de cowboy évidemment) !