« Nous sommes venues pour encourager notre prof de français. Elle joue le piano dans le groupe One last Time », trépignent trois adolescentes dans le foyer de la Rockhal. Il n’est pas encore 19h, samedi, que le public se presse en nombre dans un mélange d’impatience et d’excitation. La foule est bien plus hétéroclite et difficile à qualifier qu’à n’importe quel autre concert. Il y a des familles avec des enfants, parfois des petits enfants, des groupes de jeunes, des couples grisonnants, quelques jeunes gens aux tenues extravagantes. Beaucoup arborent des T-Shirts à l’effigie de leur concurrent préféré, certains ont confectionné des pancartes ou des bannières. Des centaines de petits drapeaux luxembourgeois (et quelques européens) sont agités, distribués par le seul stand de merchandising du hall, celui de Let’s make it happen. Le slogan #Luxembourg12points figure sur des vêtements et des badges.
À l’entrée VIP, des photographes font le pied de grue pour voir passer, non pas des stars de la musique, mais quelques personnalités politiques. Le ministre de la Culture, Eric Thill, dit tout le bien qu’il pense de la participation du Luxembourg à l’Eurovision Song Contest (ESC) au micro de RTL. Vu l’ampleur du dispositif et des retombées espérées, il se déplace aussi avec sa casquette de ministre du Tourisme. Suivront quelques têtes connues, tous partis confondus, comme Jean-Louis Schlitz, Claude et Isabelle Wiseler ou Georges Engel. Le Premier ministre Luc Frieden qui se fait un peu fait attendre (et on l’a vu marquer le tempo de la tête pendant certaines chansons) est accueilli par Christophe Goossens, le patron de RTL Luxembourg. Le ministre des Affaires étrangères, Xavier Bettel, qui a largement œuvré pour cette participation est revenu dare-dare de sa visite de travail au Japon pour assister au grand show.
Et du grand show il y a eu. Avec tous les superlatifs que cela comprend. Jamais une scène aussi grande n’a été construite à la Rockhal. Elle prend d’ailleurs beaucoup de place : en capacité pleine, plus de 6 000 personnes peuvent assister à des concerts alors que le public de samedi se limitait finalement à 1 600 personnes. (Les tickets, proposés entre 44 et 80 euros ont été vendus en une poignée d’heures). Des écrans LED en veux-tu, en voilà, un parquet lumineux, des rampes de lumières dignes de Las Vegas, des bras de caméras longs de plusieurs mètres… La production s’est donné de grands et gros moyens pour en mettre plein la vue aux spectateurs.
Nostalgie Cette grand-messe marque le retour du Luxembourg dans la compétition ESC après trente ans d’absence. Cela valait bien les effets de lumières, de couleurs, de fumigènes, de paillettes et mêmes de flammes. Et ce retour va de pair avec une certaine nostalgie quand Anne-Marie David, puis Vicky Leandros ont entonné les titres qui ont rapporté deux victoires luxembourgeoises à ce qui s’appelait encore le Grand Prix Eurovision de la Chanson : Tu te reconnaîtras (1973) et Après toi (1972). Au rayon hommage encore, l’ensemble des finalistes luxembourgeois a chanté Poupée de cire, poupée de son qui, signée Serge Gainsbourg et interprétée par France Gall, représentait la deuxième victoire du Grand-Duché en 1965. Clin d’œil au passé toujours, « Madame Eurovision », Désirée Nosbusch, reprenait son rôle de présentatrice, quarante ans après avoir animé la dernière finale de l’Eurovision organisée au Luxembourg en 1984, alors qu’elle n’avait que 19 ans. À ses côtés les présentateurs de RTL Radio Raoul Roos et Loïc Juchem et l’influenceuse Melody Funck, plus connue pour ses robes extravagantes que pour ses qualités oratoires, ont assuré le rythme et le ping-pong nécessaire de ce genre de prestation.
Les huit finalistes se sont succédés à bon rythme, tantôt accompagnés de danseurs et danseuses dans des chorégraphies nerveuses et sautillantes, tantôt avec le micro comme seul adjuvant (ce sont eux qui ont eu le dernier mot sur cet aspect, nous informe-t-on). On a vu beaucoup de cuir et de latex, des robes à froufrous, des gants en dentelle, un seul costume rouge (celui d’Edsun), des tops en résille et en sequins, des cuissardes et des talons hauts… Des looks sortis des années 1980-90, en accord avec les styles musicaux qui fonctionnent dans cette compétition. « Dans ce genre d’émission, il faut avoir des choses à montrer pendant les périodes où le public vote. On a contacté des anciens gagnants et on a engagé ceux qui acceptaient un cachet raisonnable », détaille face au Land David Gloesener, responsable des programmes à RTL Radio et responsable de l’Eurovision. Quatre anciens lauréats – l’Ukrainienne Ruslana, la Britannique Katrina, le Norvégien Alexander Rybak et la Suédoise Charlotte Perrelli – apportaient une dimension internationale à la soirée. L’enthousiasme du public, applaudissant debout, criant le nom des artistes, agitant banderoles et drapeaux, envoyant des dizaines de messages et images sur les réseaux sociaux, prouve que la sauce a pris.
Au terme, des votes du public et de ceux d’un jury international, composé d’anciens participants, de producteurs de musique et autres professionnels proches de l’univers ESC, Tali a été désignée gagnante avec le titre Fighter. Cette chanson est un hymne pop en français et en anglais aux envolées latino qui collent à l’air du temps et aux changements de tonalité propices à la bravoure. Après les larmes, les mots lancés un peu vite (un « what the fuck » lui a valu des remarques en ligne), la maladresse due à l’émotion (elle fait tomber le trophée), elle achève le show en reprenant sa chanson que tout le monde fredonnera le reste de la soirée. La mélodie est entêtante, preuve que « ça va marcher » aux dires des habitués.
Combattant Inconnue du public il y a encore une semaine, Tali Golergant est née il y a 23 ans en Israël de parents péruvien et israélien. Elle arrive au Luxembourg à l’âge de dix ans et fréquente l’International School où elle passe son bac en 2019. Depuis ses sept ans, elle suit des cours de piano et de danse, puis de théâtre et de chant. En 2021, elle sort un premier EP, lose you, coécrit avec Francis of Delirium qu’elle a connue à l’ISL. Après la pandémie, la jeune chanteuse devenue luxembourgeoise s’est installée à New York pour poursuivre sa carrière. Elle donne plusieurs concerts et participe à des comédies musicales. Une partie de sa vie qu’elle va mettre entre parenthèse pendant les quelques mois qui la séparent du concours à Malmö. « Le monde de la musique est rude et ne fait pas de cadeau. C’est pour ça que la notion de combat qui apparait dans ma chanson me convient bien. C’est un combat que l’on mène soit contre soi-même, soit contre les autres », expliquait-elle lors d’un point presse à l’issue du spectacle.
« The song is about being a ‘fighter’ in life. We all deal with things in life; the song is about coping with difficulties », cite Times of Israel. Difficile de ne pas penser à d’autres combats, d’autres combattants, en guerre dans le pays d’origine de la chanteuse où son frère est actuellement à l’armée, selon le journal israélien Haaretz. L’Eurovision se revendique « apolitique ». Mais c’est une illusion. Samedi à la Rockhal, la chanteuse ukrainienne Ruslana arborait discrètement les couleurs de son pays sur un foulard porté au poignet. Tout aussi discrètement, Anne-Marie David affichait un petit ruban jaune sur sa poitrine, signe de soutien aux otages israéliens détenus à Gaza. En 2019, lors du concours à Tel Aviv, le groupe Hatari d’Islande a montré des drapeaux palestiniens, ce qui a valu une amende à la radio islandaise. Cette année, Bashar Murad, d’origine palestinienne figure parmi les dix autres finalistes pour représenter le pays nordique alors que des appels au boycott ont été lancés en Finlande, au Danemark ou en Islande, pour qu’Israël ne pas participe pas au concours.
« Ce choix de chanson est une coïncidence », explique David Gloesener chez RTL. Le titre n’a pas été écrit pour Tali, ni dans les circonstances actuelles. Fighter est un pur produit destiné à l’Eurovision. Il a été composé par Manon Romiti (autrice pour Jenifer), Silvio Lisbonne (qui a écrit pour Céline Dion, Claudio Capéo, ou encore Amir) et le producteur italien Dardust, deuxième de l’Eurovision 2019 avec Soldi écrit pour Mahmood. Le morceau, qui sommeillait en réserve depuis trois ans, était plutôt destiné à un homme, mais avec des aigus difficiles à atteindre.
Presque toutes les chansons présentées pour la finale luxembourgeoise provenaient d’auteurs et producteurs internationaux, notamment Suédois et Italiens, rompus à l’exercice. Ils proposent leurs titres à différents interprètes dans plusieurs pays et espèrent toucher le gros lot avec un morceau gagnant. Cet aspect a été critiqué par de nombreux artistes luxembourgeois, Serge Tonnar en tête. Il considère que « les mots Luxembourg et song du titre « Luxembourg song contest » méritent d’être supprimés. Ça n’a rien à voir avec le Luxembourg ni avec l’écriture de chansons. » Il regrette aussi que les artistes, n’étant dès lors qu’interprètes, ne perçoivent pas de droit d’auteurs et « se transforment en marionnettes ». Jimmy Martin, le dernier Luxembourgeois à avoir participé à l’ESC en 1993 avec le groupe Modern Times posait la même question au Wort : « Où sont les compositeurs luxembourgeois et la langue luxembourgeoise ? » Ce qui ne l’a pas empêché de monter sur scène pour remettre le trophée de la victoire à Tali.
« Ça ne sert à rien d’avoir des belles chansons qui n’ont rien à voir avec l’esprit de l’Eurovision, qui n’ont aucune chance d’arriver en finale et de bien se classer. On a fait confiance aux producteurs qui connaissent parfaitement ce show et ce concours », justifie Jeff Spielmann, responsable des programmes TV chez RTL et des médias pour l’Eurovision. Il parle de trouver un équilibre entre l’identité de l’artiste interprète, son univers, ses qualités vocales et ce qui correspond au « format » typique de l’Eurovision. « On ne décerne pas le prix de la chanson luxembourgeoise de l’année, on cherche une chanson qui est adaptée au projet ESC », lui emboîte son collègue, David Gloesener. Les titres formatés pour l’ESC échappent à toute classification. « La musique à l’Eurovision est si embarrassante qu’on ne la juge pas avec les mêmes critères que le reste de la pop », écrivait Olivier Lamm dans Libération à la veille du concours l’année dernière. Il trouve une définition du genre chez le critique musical canadien Carl Wilson. « Contrairement à la pop, où la personnalité de l’artiste est capitale pour établir un lien avec le public, le performer à l’Eurovision se doit d’adopter une sorte d’anonymat générique. Il doit être séduisant et percutant, mais sa personnalité doit rester au second plan pour faire briller le pays qu’il représente. » Le responsable chez RTL suppose qu’après quelques participations, les musiciens luxembourgeois auront saisi les filons pour écrire des chansons qui correspondent à ces standards.
#Luxembourg12points Quand, en pleine édition 2023 de l’Eurovision, le Premier ministre Xavier Bettel a évoqué une future participation du Grand-Duché au concours international, l’enthousiasme a été palpable, y compris au niveau international. Mais très vite, des questions se sont posées quant à l’organisation et aux moyens de ce retour. Pour cette première participation du Luxembourg à l’ESC depuis trente ans, personne n’avait l’expérience d’un tel concours et d’un tel événement. Persuadé de trouver là « une opportunité idéale pour renforcer l’esprit européen et international » et une occasion de pousser « le développement du secteur culturel et les retombées touristiques », le Conseil de gouvernement de l’époque, actait « son soutien à la participation luxembourgeoise à l’Eurovision ». Il donnait également son accord « au soutien financier nécessaire à la participation d’une délégation luxembourgeoise à ce concours. » L’accord de coalition CSV-DP signé en novembre confirme cet engagement qu’il aurait de toute façon été difficile de revoir puisqu’une convention avec CLT-UFA (membre de l’Union européenne de radio-télévision, l’association professionnelle de radiodiffuseurs organisant le concours) avait été signée en septembre 2023. Cette convention est reconductible tacitement à moins qu’une des parties s’y oppose.
Cette convention prévoit que le processus de sélection de celui ou celle qui représentera le Luxembourg est régi par le « radiodiffuseur luxembourgeois », RTL, donc. « Nous avons très vite décidé qu’il fallait jouer la carte d’une sélection très large, englobant le plus de monde possible pour donner plus de visibilité, pour embarquer tout le pays dernière le projet et par souci de transparence, dans un pays où tout le monde connait quelqu’un qui chante », rembobine David Gloesener. Un modèle de sélection qui coûte bien évidemment plus cher qu’une désignation directe, surtout avec l’ampleur du spectacle qui a été proposé. « Le principe guidant le financement est que la participation du Luxembourg est conçue de manière économiquement neutre pour CLT-UFA, c’est-à-dire qu’elle ne résultera ni en revenus nets extraordinaires ni en coûts nets supplémentaires non couverts pour CLT-UFA », répond le Service des médias, de la connectivité et de la politique numérique à la demande du Land.
Après un premier budget prévisionnel qui tablait sur 550 000 euros (dont moins de la moitié pour la phase de présélection), il a fallu se rendre à l’évidence que l’ensemble de la participation du Luxembourg à l’Eurovision song contest allait atteindre le double, soit 1,1 million d’euros. Sans donner de détails, le Service des médias confirme que « la présélection, y compris la production de l’émission télévisée du Luxembourg Song Contest constitue le poste de dépense le plus important ». Après un appel d’offres, l’organisation de la phase de sélection, la production du spectacle de la finale locale et l’accompagnement vers la finale à Malmö a été confié à Tali Eshkoli. Cette productrice israélienne a à son actif des émissions de grande envergure comme la réalisation de l’ESC de 2019 qui s’est tenu à Tel Aviv ou le concours Miss Universe de 2021. « C’était la proposition la moins chère et la seule qui proposait de poursuivre la collaboration non-seulement sur la présélection, mais aussi jusqu’à la finale », détaille David Gloesener. Il ajoute, avant même qu’on lui pose la question, que ce choix a été fait avant les attaques du Hamas en octobre et donc les représailles d’Israël à Gaza.
Les autres postes de dépenses concernent le personnel supplémentaire engagé (les employés de RTL travaillent dans le cadre de leur contrat habituel), les frais de déplacements de la délégation à Malmö, la production de la chanson et de son clip et le droit d’entrée dû à l’Union européenne de radio-télévision (EBU). Le montant de cette cotisation n’est pas public et est même assez opaque. Il a considérablement augmenté depuis 2022 à cause de l’exclusion de la Russie (et dans une moindre mesure du Bélarus), gros contributeurs de l’EBU. Ce chiffre est censé être calculé en fonction du nombre de téléspectateurs potentiels. L’Irlande a annoncé un montant de plus de 100 000 euros l’année dernière, les Pays-Bas parlent de 250 000. « Je n’ai pas le droit de divulguer le chiffre, mais heureusement, c’est beaucoup moins », nous expliquait David Gloesener cette semaine. Une cotisation de 50 000 euros pour le Luxembourg est le montant qui circule. Pour la suite, il faudra encore ouvrir le portefeuille pour que Tali participe aux « Pre-Parties », ces soirées organisées par des fans de Londres à Barcelone ou Amsterdam, où se joue un lobbying intense. Il faudra aussi peaufiner la prestation de la chanteuse : un peu de coaching pour les textes en français, un peu de travail sur la voix, des nouveautés sur la chorégraphie et la performance et de l’encadrement pour ses prises de paroles publiques.
Sur le volet des recettes, le Service des médias, tout comme RTL parlent d’une estimation de 125 000 euros. Ces recettes entrent dans le budget du projet et ne reviennent donc pas à RTL, comme le précisent nos interlocuteurs. Elles proviennent du sponsoring, de la vente de billets et des votes. Le nombre de 100 000 votes ayant été annoncé, facturés à 90 centimes l’unité, il semble que cette estimation est plutôt prudente. Les recettes publicitaires directement liées aux émissions autour du ESC (la retransmission du show avec ses deux coupures, mais également un Magazin et un No Art spécialement dédiés), vont aussi dans la cagnotte.
Selon ces chiffres, le Luxembourg dépensera donc un peu moins d’un million d’euros pour sa participation à l’ESC. C’est à la fois beaucoup, en regard d’autres manifestations culturelles d’envergures (par exemple, la participation à la Biennale de Venise, coûte la moitié alors qu’elle dure plusieurs mois) et pas tant que ça si on considère la publicité et la visibilité offertes au Grand-Duché. Avec une bonne soixantaine de journalistes étrangers accrédités lors de la soirée de samedi et 200 millions de téléspectateurs qui verront la « carte postale » présentant le Luxembourg lors de la finale, l’image du pays va se trouver renforcée. Reste à savoir de quelle image il s’agit et quelle culture on veut véhiculer. C’est ici une sorte de kitsch universel, marketé façon cuir et paillettes, qui ne bouscule pas les esprits et ne dit pas grand-chose du monde d’aujourd’hui.