Chronique Internet

Chez Twitter, le procès du hate speech

d'Lëtzebuerger Land vom 17.08.2018

En matière de liberté d’expression, Twitter a choisi ces dernières semaines une voie à part, refusant d’exclure l’extrémiste de droite et affabulateur Alex Jones comme l’ont fait Youtube ou Facebook. Du coup, la plateforme de micromessagerie a été dépeinte par certains comme « l’absolutiste » de la liberté d’expression. Mais ce choix, défendu par son CEO Jack Dorsey (@Jack), a fortement mécontenté des employés de la plateforme. Un débat intense s’en est suivi, qui illustre les difficultés de ce genre d’arbitrages.

Pour défendre le maintien d’Alex Jones sur Twitter, Jack Dorsey a fait valoir une lecture stricte des conditions d’utilisation de la plateforme. « Jones n’a pas violé nos règles », a-t-il déclaré dans un premier temps.

Mais cette quête de la neutralité à tout prix est-elle viable dans un monde « post-truth » dans lequel règne une polarisation idéologique extrême ? Pour Twitter, une entreprise privée, certes, mais qui a fini par devenir une sorte de chambre de compensation mondiale de l’information en temps réel, un tel parti pris ne risque-t-il pas de jouer le jeu des forces les plus obscures à l’œuvre pour manipuler l’opinion et de décrédibiliser la plateforme aux yeux des non-extrémistes ?

C’est l’avis qu’ont défendu avec force, et à visage découvert, plusieurs employés de la plateforme. Le plus explicite a été Jared Gaut, qui a reproché à la direction de Twitter d’être « en échec ». Gaut, un ingénieur systèmes qui a rejoint l’entreprise en 2014 et indique être un utilisateur depuis onze ans, a tweeté qu’il allait geler son compte et désinstaller l’app Twitter pour le restant du troisième trimestre pour protester contre l’orientation prise par Jack Dorsey et son

état-major. « J’aime Twitter, l’entreprise et le service. Mais actuellement nous prenons les mauvaises décisions. Tout le monde chez Twitter veut passionnément œuvrer pour un monde meilleur. Nous voulons le faire en rapprochant les gens et en favorisant une conversation constructive, amusante et intelligente. Nous voulons que Twitter soit un mégaphone pour les voix qui en ont le plus besoin (...) Nous ne sommes pas un gouvernement. Nous n’avons pas besoin d’être neutres. Le sentiment que nous prenons une décision courageuse et difficile en restant neutre est erroné. Notre inaction supprime des voix – en inhibant des conversations », a-t-il argumenté.

D’autres employés lui ont emboîté le pas. Il faut dire que depuis que Donald Trump mitraille le monde de tweets xénophobes, racistes ou misogynes (sans parler de ceux dépourvus de lien avec la réalité), il ne fait guère de doute que la lecture littérale des conditions d’utilisation dont s’est vanté Jack Dorsey à propos d’Alex Jones aurait dû l’amener depuis longtemps à exclure le président des États-Unis de son service.

Toujours est-il qu’après les tirades de Jared Gaut et de certains de ses collègues, après aussi la menace de certains utilisateurs de bloquer en masse les grands annonceurs présents sur Twitter pour protester contre le maintien d’Alex Jones, les choses semblent bouger chez Twitter. Sans répondre directement à Gaut, Dorsey a écrit que Twitter se devait de faire « constamment évoluer » ses procédures. Del Harvey, un VP de Twitter, a pour sa part plaidé, dans un mail envoyé à tous les employés, pour une accélération des efforts pour, dans le sillage des conversations internes relatives à Alex Jones, venir à bout des « discours de haine déshumanisants ».

Une reddition, aux yeux de Ilovemyfreedom.com, un site pro-Trump, qui a reproché à Twitter d’avoir cédé aux pressions et opté pour l’exclusion des discours de haine sans avoir pris la peine de les définir avec suffisamment de précision. Et de fait, un des comptes de Jones a été suspendu pour une semaine après qu’il eut appelé ses followers à s’équiper de fusils de combat. Jones a continué de tweeter depuis un autre compte.

Une réunion est à présent prévue le 1er octobre chez Twitter pour faire le point sur ces questions. Mais Jared Gaut est resté sceptique : « Nous allons peut-être arriver à prendre les bonnes décisions cette fois, mais combien de temps jusqu’à ce que nous nous retrouvions exactement au même point ? Nous sommes coincés dans une boucle infinie ».

Jean Lasar
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